Ah, mais la mise en application concrète, c’est que l’idée marxiste doit au même titre que l’idée libérale être conçue comme une composante ayant sa place ! Les formes folles que sont le totalitarisme soviétique ou la déshumanisation capitaliste sont des fourvoiements de l’idée socialiste ou de l’idée libérale croyant devoir rejeter leur pendant hors du réel pour pouvoir triompher.
J’ai toujours trouvé presque émouvant, par contraste, de regarder à quel point à leurs balbutiements, l’idée socialiste telle que chez Rousseau et l’idée libérale telle que chez Locke étaient sœurs l’une de l’autre : notamment dans leur affirmation de la dignité du travail comme fondement de toute propriété légitime.
La dialectique de Marx n’était pas la caricature que le temps en a fait. Le marxisme dont vous parlez me fait penser beaucoup à ce que Sartre appelait avec humour et moquerie le « marxisme fossilisé » : celui du bureaucrate qui, « s’il voulait construire un métro et que le sous-sol ne le permettait pas, décrétait que ce sous-sol était contre-révolutionnaire ». La fameuse dérive de l’idéalisme idéologique qui veut imposer son idée au réel et qui, si le réel ne lui répond pas favorablement, préfère balancer ce réel au goulag que de chercher à comprendre pourquoi il n’a pas répondu.
Sartre explique très bien, je trouve, dans Questions de méthode (qui est un opuscule assez court et plutôt accessible), pourquoi cette dérive nie fondamentalement l’esprit et la lettre de Marx - lequel est indéniablement un grand auteur, caractérisé par une finesse que peu de gens lui reconnaissent, et devant lequel je me suis de nombreuses fois senti vraiment minuscule.
Ça me rappelle que souvent, quand certains reprennent le mot de Marx sur la religion (comme pour souligner sa rudesse ou son inaptitude à la nuance), ce fameux : « opium du peuple » dans la Critique de la philosophie du droit de Hegel, j’aime à redire qu’il y avait deux lignes avant celle-ci, deux très belles lignes dont personne ne se souvient jamais : « La religion est le soupir de la créature tourmentée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit de situations dépourvues d’esprit. »