Au détour de quelque coin de
l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour
une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance.
Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de
l’« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute.
Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux
intelligents n’eurent plus qu’à mourir[1].
Telle est la fable qu’on pourrait
inventer, sans parvenir à mettre suffisamment
en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de
cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des
éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il
ne se sera rien passé. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui
dépasserait le cadre d’une vie humaine. Il est au contraire bien humain, et
seul son possesseur et son créateur le traite avec autant de passion que s’il
était l’axe autour duquel tournait le monde. Si nous pouvions comprendre la
mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même
passion et qu’elle sent avec elle voler le centre du monde. Il n’est rien de si
méprisable et de si insignifiant dans la nature qui ne s’enfle aussitôt comme
une outre au moindre effluve de
cette force du connaître, et de même que tout portefaix veut aussi avoir son
admirateur, l’homme le plus fier, le philosophe, s’imagine lui aussi avoir les
yeux de l’univers braqués comme un télescope sur son action et sa pensée[2].
Il est remarquable que
l’intellect soit responsable de cette situation, lui qui pourtant n’a été donné
que pour servir précisément d’auxiliaire aux êtres les plus défavorisés, les
plus vulnérables et les plus éphémères, afin de les maintenir en vie l’espace
d’une minute — existence qu’ils auraient tout lieu de fuir sans cette aide
reçue, aussi vite que le fils de Lessing[3].
Cet orgueil lié à la connaissance et à la perception, brouillard aveuglant le
regard et les sens des hommes, les trompe sur la valeur de l’existence dans la
mesure où il s’accompagne de l’appréciation la plus flatteuse sur la
connaissance elle-même. Son effet le
plus courant est l’illusion ; mais ses effets
les plus circonstanciés impliquent aussi quelque chose du même ordre.
Nietzsche « Vérité et mensonge au sens extra-morale »
[1]. La première version de ce passage se retrouve en CP1 (La
passion de la vérité) ; (NdT).
[2]. sur son action et sa pensée] « rien que
sur son action » (Mp XII 4).
[3]. Le fils de Lessing est mort deux jours après sa
naissance.