@Erer
Rôtissoire
J’ai
toujours trouvé que le cours de Martin Heidegger de 1936 sur
Schelling était suspect sitôt qu’il était question du ’’fond’’
(qui n’est certes pas le mal mais ce qui peut le devenir en se
soulevant) et surtout – ce qui revient cependant au même, du
’’Père’’ – autant dire, la religion de l’Ancien Testament. Par ce
travail, j’ai surtout cherché à vérifier mes propres intuitions,
qui laissaient complètement incrédules certains dans mes directeurs
de recherche lorsque j’étais étudiant ; évidemment, j’étais
bien loin de l’orthodoxie de rigueur à l’université aussi.’’ Et
que faire alors si le dieu des philosophes s’avérait plus divin que
le dieu d’Abraham, lequel ne tolérait aucun de ses semblables à
côté de lui, et dont le fils Jésus envoie tous ceux qui ne
l’aiment pas en enfer pour les y laisser rôtir ? Qu’en est-il
d’un dieu qui nie la divinité et n’a rien en lui de la générosité
de pure joie envers ses pairs ainsi que de leur inépuisable
richesse ?
(une note sur Pascal)’’(GA97,
p.409) Heidegger joue quand même un drôle de double jeu, consistant
de souffler le chaud et le froid à l’égard du christianisme ;
d’une part il répète à l’envi que celui qui attaque la chrétienté
romaine ne s’en prend certes pas aux authentiques disciples du
Christ, et dans d’autres textes comme celui-ci, qui semble s’éloigner
même de la ’’philosophie de l’amour’’ du second grand idéaliste
allemand. Ce n’est qu’une apparence ; je le répète, les
structures de la philosophie schellingienne apparaissent très
souvent ; l’auteur de la Philosophie
de la mythologie
n’aurait toutefois pas fustigé le dieu judéo-chrétien pour
l’intolérance et l’absence d’égard de son fond, lequel n’accepte en
aucun cas le plus ou moins bon voisinage polythéiste. Sa fureur se
déclare égoïstement contre tout ce qui nie sa suprématie et son
exclusivité – ce qui visiblement, est pointé du doigt par
Heidegger, qui se met comme tant à l’école de Nietzsche et son
attente de nouveaux dieux. Surtout le dieu d’amour serait également
celui de l’inquisition, avec ses bûchers. Ce texte ayant dû être
rédigé dans les années 1947-48, il est d’un goût on ne peut plus
douteux d’évoquer un dieu qui ’’laisse rôtir’’ les malheureux qui
n’auraient pas reconnu la divinité de son Fils ; difficile de
ne pas y voir une énième référence scandaleuse à l’holocauste
des Juifs, dont le dieu est ici tancé sans aucun respect, voire
moqué selon les catégories de la notion d’insurrection.
C’est bien encore la démesure du ’’peuple élu’’ qui est
thématisée. Pire : ce genre de texte pourrait être une pièce
au dossier portant sur ce comble de la métaphysique que serait le
moment de l’’’auto-anéantissement’’, le Fils du dieu juif mettant à
mort les adorateurs du Père...Voilà qui peut suggérer que ceux-ci
auraient potentialisé leur propre supplice. Une autre remarque
allusive permet de le penser :’’Le
démonique n’est pas diabolique ; le diabolique ne suffit pas au
démonique. Le Diable est seulement l’Adversaire (Gegenspieler) du
premier, c’est à dire du dieu de vengeance.’’
(GA97, p.441.) Les souffrances subies par le peuple monothéiste
pourrait fort bien n’être qu’un destin infligé à soi-même, le
’’Gegenspieler’’ ne pouvant rentrer dans sa danse macabre qu’avec un
dieu exclusif et vindicatif, vénéré par des êtres pétris de
ressentiment. Les Juifs se seraient créés, sur le très long terme,
leur propre ennemi en poussant les Allemands à réactiver le
principe de la race, en se créant cet ’’Adversaire’’, de
’’double’’...Voilà ce que pense Heidegger des pauvres victimes les
camps à peine fermés. Nul doute qu’il s’identifie pour sa part à
cette mystérieuse pensée ’’démonique’’ qui n’a sûrement que peu à
voir avec le δαίμων
de Socrate.