@AnthonyDT
Copié sur HufPost, Carlos Tinoco
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C’est que la pensée humaine possède toujours des angles morts. Réfléchir à un problème, pour un scientifique dans un laboratoire comme pour un cuisinier devant ses casseroles, c’est toujours d’abord restreindre le champ du questionnement, à l’aide d’hypothèses de départ, sous peine de se noyer (pensez à tous les usages qu’on peut faire d’un œuf, si vraiment on ne s’interdit rien). C’est ce qui permet de chercher une solution, c’est aussi en général ce qui empêche radicalement qu’on la trouve. Parce que souvent, dans ces hypothèses de départ, se loge une contradiction qui nous condamne à l’impasse.
Une machine rationnelle, avec une immense capacité de calcul, se contenterait de faire varier les hypothèses de départ jusqu’à trouver les bonnes. Mais nous ne sommes pas des machines rationnelles. Pas seulement parce que nos capacités de calcul sont moindres ; aussi et surtout parce que nous n’avons pas toujours la liberté d’interroger les hypothèses de départ. Il est ici question d’un rapport de l’individu à son angoisse, dans cette espèce étrange que l’évolution a dotée d’une faculté d’abstraction et de tout ce qui va avec : conscience de notre mort à venir, du temps qui passe, de l’absurdité des choses. Quand une des hypothèses de départ de la réflexion est un fondement pour le sujet, un pilier qui l’empêche de s’effondrer psychologiquement, elle en devient absolue et impossible à questionner. Pour la majorité dite « normale », c’est la loi, l’ensemble des normes qui régissent telle ou telle pratique, qui leur permettent de considérer que leur vie a un sens, que leurs efforts ne sont pas vains.
Ceux qu’on appelle « surdoués », ce sont ceux qui ne parviennent pas à s’adosser à ces normes implicites, et qui ont besoin de constamment s’y confronter. Quand face à eux tout un groupe, une institution, une société, fonde son discours sur un interdit de pensée, alors qu’ils constatent que c’est là qu’il faudrait se diriger pour avancer, ils peuvent se retrouver dans ce que je nommais l’hébétude : « Est-ce le monde qui est fou ? Est-ce moi ? »
Les deux sans doute, et d’une folie distincte. Poser cela, ce n’est pas tout niveler, c’est seulement refuser l’idée qu’il pourrait y avoir une juste position universelle pour un être humain, une possibilité de tenir debout grâce à un discours sur soi, la vie et les autres qui échappe entièrement à la contradiction et aux tabous. Mais pour autant, toutes les folies ne s’équivalent pas, ni par rapport aux possibilités de bonheur qu’elles nous offrent, ni par rapport aux possibilités de réflexion qu’elles permettent de déployer.