Michéa :
on cesse de tenir pour auto-démontrée l’idée que n’importe quelle
modernisation de n’importe quel aspect de la vie humaine constitue, par
essence, un bienfait pour le genre humain, alors plus rien ne peut venir
garantir théologiquement que le système capitaliste — sous le simple
effet magique du « développement des forces productives » — serait
historiquement voué à construire, « avec la fatalité qui préside aux
métamorphoses de la nature » (Marx), la célèbre « base matérielle du
socialisme », autrement dit l’ensemble des conditions techniques et
morales de son propre « dépassement dialectique ». Cela signifie en
clair — pour s’en tenir à quelques nuisances bien connues — que le
développement d’une agriculture génétiquement modifiée, la destruction
méthodique des villes et des formes d’urbanité correspondantes ou encore
l’abrutissement médiatique généralisé et ses cyberprolongements, ne
peuvent, de quelque façon que ce soit, être sérieusement présentés comme
un préalable historique nécessaire, ou simplement favorable, à
l’édification d’une société « libre, égalitaire et décente ».
Ce sont là, au contraire, autant d’obstacles évidents à l’émancipation
des hommes, et plus ces obstacles se développeront et s’accumuleront
(qu’on songe par exemple à certaines lésions probablement irréversibles
de l’environnement), plus il deviendra difficile de remettre en place
les conditions écologiques et culturelles indispensables à l’existence
de toute société véritablement humaine. Ceci revient à dire, le
capitalisme étant ce qu’il est, que le temps travaille désormais
essentiellement contre les individus et les peuples, et que plus ceux-ci
se contenteront d’attendre la venue d’un monde meilleur, plus le monde
qu’ils recevront effectivement en héritage sera impropre à la
réalisation de leurs espérances — y compris les plus modestes. Or cette
idée constitue la négation même du dogme progressiste, lequel pose par
définition que la Raison finit toujours par l’emporter et qu’ainsi, il
est d’ores-et-déjà acquis que le XXIe
siècle sera grand et l’avenir radieux. C’est pourquoi la critique de
l’aliénation progressiste doit devenir le premier présupposé de toute
critique sociale.