Votre point de vue rejoint certaines des réflexions que je me suis faites. Il est tout à fait vrai que le problème de la souffrance est celui qui pose le plus de difficultés pour le monothéisme, car si Dieu est bon, alors on se demande forcément comment il peut permettre les atrocités qui sont monnaie courante en ce bas monde. Peut-être ne peut-il pas les empêcher ? Mais alors il n’est pas tout puissant, ce qui est encore un sérieux problème.
Je suis d’accord pour dire que les essais de théodicée à la Leibniz auraient offert une bien faible consolation aux occupants des camps de la mort ou aux malades promis à une longue vie de souffrances ininterrompues, et que se tirer de difficulté en expliquant doctement que nous sommes dans le meilleur des mondes possibles a toute l’apparence d’une pirouette. Pourquoi Dieu si puissant n’aurait pas pu concevoir un monde possible qui soit meilleur que celui-là ? Imaginer exactement le même monde, mais sans le cancer, par exemple, ne semble pas si difficile, alors pourquoi Dieu ne l’a-t-il pas fait ainsi ? On dira peut-être que le cancer participe à une harmonie générale du monde que nous sommes incapables de percevoir tant notre point de vue sur les choses est limité et se réduit à notre insignifiante personne. Si nous pouvions avoir une vue d’ensemble, à l’instar de Dieu, nous verrions certainement que le cancer est un mal nécessaire dont l’existence participe au Bien général, et que sans lui, pour une raison que je ne saurais dire, en raison, en tout cas, d’un rôle qu’il joue dans l’économie de l’ensemble, le monde serait en réalité moins bon. Mais il n’empêche que celui qui en souffre n’a que faire de cela, et qu’en considérant celui-là, l’existence de la souffrance est un pur scandale. Imaginons qu’il y ait au monde une personne destinée à souffrir toute sa vie durant, ne vaudrait-il mieux pas, comme se plaisait à le dire Schopenhauer, qu’il aurait mieux valu pour lui n’avait jamais été tiré du néant ? Et cela ne nous incite-t-il pas à penser Dieu, dont la bonté ne devrait pas permettre qu’une seule existence rencontrât la souffrance, aurait mieux fait de ne pas créer ce monde, fût-il le meilleur possible ? Ou alors il faut imaginer que la souffrance est compensée par la suite par une félicité tellement incomparable qu’elle ferait paraître comme rien la souffrance ressentie pendant l’existence temporelle. Après tout, nous nous accommodons facilement de la souffrance si nous espérons qu’un bien plus important peut en résulter. Cela ne pose pas de problème de recevoir une piqûre si c’est pour guérir d’une maladie ; l’athlète est prêt à souffrir comme une bête à l’entraînement s’il caresse l’espoir du triomphe sur le podium. Après tout, ce qui est insupportable dans la souffrance, c’est moins la souffrance en elle-même que notre capacité à la supporter. C’est lorsque la souffrance physique devient une souffrance morale que nous nous désolons et souhaitons qu’elle ne soit pas. Se cogner le doigt de pied contre le meuble de la chambre est douloureux, mais ce n’est pas cet épisode seul qui va me miner le moral pour la journée. Après cinq minutes, je n’y penserai sans doute même plus. C’est que relativement à ce qui importe réellement dans la journée, cet incident a une importance mineure. Certaines souffrances, quant à elles, sont loin d’être mineures. Être victime d’un viol, voir sa famille se faire assassiner, subir la torture, peut laisser des marques à vie. Toute l’existence qui suivra ces événements sera teintée du traumatisme qu’ils auront causé. C’est que dans ces cas-là, ils prennent une importance majeure dans la vie, car ils touchent directement à ce qu’il y a d’intime et de fondamental chez l’être humain : le corps, les êtres chers. Mais peut-être pouvons-nous hasarder l’hypothèse que ces choses-là, si elles laissent indubitablement leur empreinte dans la vie terrestre, seraient comptées pour peu de choses s’il existe une vie éternelle où tout ce qui a été brisé et perdu lors de ces accidents sera intégralement restitué. Si de plus la félicité éprouvée pendant cette nouvelle vie surpasse en grandeur tout ce qu’on peut connaître dans notre vie terrestre, alors on peut relativiser l’importance de nos souffrances présentes. Cela nous ramène à l’hypothèse d’un Dieu « farceur », comme vous dites, dans la mesure où ce que nous prenons temporairement pour la vérité et qui nous afflige nous est finalement dévoilé et montré dans sa nature véritable, de façon à ce que nos angoisses et nos inquiétudes nous apparaissent soudainement comme rien, car motivées par des causes illusoires. La comparaison avec la caméra invisible est assez pertinente, d’autant plus que la question qu’on a envie de poser, c’est : pourquoi alors Dieu nous jette-t-il dans cette vie pleine de douleurs et d’inquiétude, au lieu de nous donner directement accès, dès le début, à la jouissance d’une vie éternelle et infiniment heureuse ? L’analogie avec la caméra cachée, et ses déclinaisons plus ou moins cruelles, peut en effet suggérer l’idée d’un Dieu sadique, ou à tout le moins farceur. Mais pourquoi Dieu aurait-il besoin de se divertir de nos mésaventures ? N’est-il pas parfait ? Ne se suffit-il pas à lui-même ? Ne vit-il pas éternellement dans la jouissance infinie de sa propre contemplation, comme l’avaient établi Aristote et Spinoza ? Comment les tribulations des pauvres créatures finies telles que nous pourraient l’affecter ? Parvenu à ce point, le monothéisme doit jeter l’éponge, pensez-vous. Je ne le crois pas, et voici pourquoi.
L’erreur de Leibniz a été de justifier le christianisme comme s’il s’agissait d’une religion optimiste. Or, Schopenhauer a bien remarqué qu’en réalité, le christianisme, avec sa doctrine du péché originel, et conformément à la doctrine des chrétiens des premiers siècles, est en réalité une religion pessimiste. Le christianisme ne dit pas que le monde est parfait, mais qu’il est déchu. Certes, on trouve des psaumes qui chantent les beautés de la nature comme autant de preuves de la grandeur du créateur, mais globalement le monde n’est pas fait pour que l’homme y vive heureux. La vie terrestre est une vie d’épreuves, où il faut en baver pour obtenir sa subsistance, où la femme accouche dans la douleur, où la mort existe. Tout cela est la conséquence du péché. Si on prend au pied de la lettre le récit de la Genèse, Adam et Eve sont punis à cause d’un caprice de Dieu, qui ne supporte pas qu’on lui ait désobéi. Une interprétation plus profonde, que nous trouvons chez Saint Augustin, consiste à dire que le péché est une altération de notre nature. Dieu a créé toutes les natures bonnes, mais certaines, en se détournant de la source de leur bonté, c’est-à-dire de Dieu, sont devenues mauvaises. C’est le cas pour les anges déchus, mais aussi pour l’humanité, à la différence près que les hommes, ayant accès à l’existence temporelle, peuvent rattraper cette déviation originelle (« péché » signifie initialement « déviation ») tandis que les anges, existant en-dehors du temps, ont accompli leur déchéance une fois pour toute. L’explication du mal n’est donc pas à chercher dans une substance du mal, mais dans une privation du bien. Si nous souffrons, c’est qu’avant de venir au monde nous réitérons le péché du premier homme, c’est-à-dire que nous abandonnons l’amour de Dieu pour y substituer l’amour de soi. Or, c’est cet amour de soi, cette volonté de vivre qui nous tient sans relâche et qui fait que nous souffrons. Il n’y aurait en effet pas de souffrance s’il n’y avait pas un ego qui nous importe par-dessus tout et sur lequel la souffrance trouve un support. Le monde est livré au mal et aux misères car nous sommes par notre nature pécheresse portés à satisfaire nos intérêts personnels au lieu de faire le bien. Et la nature également est déchue, elle est bien différente du tranquille jardin qui devait être notre demeure pour l’éternité, elle a elle aussi le désir de vivre pour elle-même, ce qui la rend hostile et inhospitalière. Dieu n’intervient donc pas pour mettre fin aux souffrances et aux injustices qu’on peut observer ici ou là, sinon dans la mesure où il offre une porte de sortie grâce à la rédemption.
Mais on peut encore se demander si c’est bien suffisant. Car après tout, il y a aussi l’enfer qui promet des souffrances éternelles à ceux qui n’ont pas utilisé leur vie à faire leur Salut. Ça fait tâche sur le beau tableau du Paradis retrouvé. Comment en effet supposer que les saints profiteront en toute quiétude de leur béatitude tout en sachant que le reste de l’humanité subit les tortures éternelles de l’enfer ? C’est là, je pense, qu’il faut songer à une deuxième caméra cachée, à une farce au carré, qui a pour nom apocatastase. Imaginons qu’après le jugement dernier et la répartition des âmes entre l’enfer et le paradis, tout soit à nouveau réintégré dans l’unité divine, même les damnés et les anges déchus. Maître Eckhart disait dans un de ses sermons « si Dieu me met en enfer, je l’accepterais avec bonheur car c’est la volonté de Dieu qu’il en soit ainsi ». A mon avis, la clef du problème est là. Si les damnés prennent conscience que leur damnation fait partie d’un ordre cosmique éminemment élevé qui manifeste la justice éternelle du créateur, et qu’ils l’acceptent, alors, bien qu’en enfer, ils sont intégrés à nouveau dans la béatitude divine. Le voile final se lève alors, la dualité enfer/paradis s’efface, tout revient à sa destination originelle, et la grande farce cosmique est achevée.