Une interprétation plus profonde, que nous trouvons chez Saint Augustin, consiste à dire que le péché est une altération de notre nature. Dieu a créé toutes les natures bonnes, mais certaines, en se détournant de la source de leur bonté, c’est-à-dire de Dieu, sont devenues mauvaises.
@Rounga
Je ne vois pas très bien en quoi l’explication donnée par Augustin pourrait être qualifiée de « plus profonde ». Il explique l’obscur par le plus obscur, et Pascal qui l’imite formulera à peu près la même idée, disant qu’en admettant le « mystère du péché originel », il devient beaucoup plus facile de comprendre quelque chose à la ce ce « monstre incompréhensible » qu’est l’homme. C’est une pirouette logique assez brillante, bien digne d’un rhéteur, mais qui ne résiste pas à ces exigences de la logique qui conduiraient n’importe lequel des esprits forts qu’il prétend réduire à se récrier.
A partir du moment où l’hypothèse d’un dieu est admise, il ne sert plus à rien d’essayer, comme le voulait Anselme de Cantorbery, de réconcilier la foi avec la raison : on est dans une espèce de folie générale (Paul de Tarse parlait déjà d’une « folie de la croix ») qui paralyse tout effort qu’on pourrait faire pour y comprendre quelque chose. A cet égard, on pourrait renverser complètement la phrase bien connue de Dostoïevski dans Les frères Karamazov, et dire : « si Dieu existe, tout est permis ». Je peux en effet massacrer autant de gens que je le voudrai à la kalachnikov, ils seront l’instant d’après fort bien accueillis dans un meilleur monde, et le père peut en confiance entreprendre d’égorger son propre fils. Cela n’a pas plus d’importance que de presser ses invités de passer sans tarder de la salle à manger au salon. Que dire de l’assassin en pareille circonstance ? S’il s’agit d’un athée, ce qu’il fait est évidemment très mal puisqu’il précipite dans le néant de pauvres créatures qui souhaitaient probablement persévérer encore dans l’être, mais il n’y aura, de toute façon, personne pour le juger. En revanche, s’il est un parfait croyant et s’il a toute confiance en la bonté divine, il sait que la mort n’est pas un mal, qu’elle ouvre au contraire les portes de la Jérusalem céleste, que DIeu ne pourra pas lui en vouloir d’avoir voulu seulement accélérer l’accession de ses semblables au plus parfait bonheur.
Le problème, et c’est ce qu’il me semble que j’avais essayé de faire apparaître dans le texte que j’avais proposé, c’est que les croyants eux-mêmes ne croient pas vraiment à ce qu’ils se plaisent à raconter. Ils savent d’instinct qu’il n’y a aura rien au-delà de la tombe, et ils font mille efforts pour essayer de concilier, sans y parvenir jamais, leur délire sur les fins dernières avec les nécessités de la vie terrestre. Ils seront arrivés de cette manière, très progressivement, à construire une espèce de morale qu’on peut bien appeler si on veut la morale chrétienne, mais qui ne survivra pas au XVIIe siècle. Cela devrait faire l’objet d’un autre texte qu’il faudrait que j’écrive si j’étais moins paresseux.
En gros, les grands mystiques, et vous avez raison de le rappeler à propos de Maître Eckhart, auront très vite buté sur la question que vous évoquez aussi, de cet amour-propre, que La Rochefoulauld définira « l’amour de soi et de toutes choses pour soi ». Comment ne pas voir en effet que la question de l’intérêt est au centre même de la vie chrétienne ? Il n’y faut pas penser, disaient des gens comme Thérèse d’Avila ou Jean de la Croix, il convient même de consentir à être damné s’il le faut et si on y est prédestiné, mais entre ces grands esprits amoureux du paradoxe, en quête d’une certaine forme de sublime, et le chrétien ordinaire, il y a une distance énorme, et dans la prédication chrétienne du XVIIe siècle, même celle d’un Bossuet, il apparaît très clairement que c’est un désir tout à fait légitime que celui de vouloir à la fin être sauvé. Les Jésuites qui ont les pieds sur terre ne s’y sont pas trompés, qui s’opposent sur ce point aux jansénistes aussi bien qu’aux réformés, et considèrent que le salut se fait par les oeuvres. Il suffit de le vouloir et de s’opiniâtrer dans les obligations de la vie chrétienne. Mais les moralistes de l’époque classique, La Rochefoucauld en particulier sentent parfaitement que le christianisme achoppe sur des apories, celles que la scène du pauvre dans le Dom Juan de Molière mettait déjà parfaitement en lumière : le pauvre ermite prie « pour la prospérité des gens de bien qui [lui] donnent quelque chose » ! Par opposition à une morale aristocratique et militaire qui cherche en tout le don généreux de sa personne et la gloire qui fait risquer sa vie dans les batailles, la religion chrétienne qui fait mépriser les petits intérêts de ce monde parce qu’on lorgne sur de plus grands après la mort apparaît donc de plus en plus comme un calcul d’intérêt digne de ce que Saint-Simon aurait appelé la « vile bourgeoisie ». Religion de boutiquiers pesant leurs mérites sur des balances d’apothicaires. C’est cette épuration même d’une morale dont les origines sont chrétiennes, qui finira par avoir raison du christianisme en France.
« Celui qui veut sauver sa vie la perdra », faisait déjà dire Mathieu au Christ. D’où on peut aisément conclure que tout chrétien vivant conformément aux injonctions de l’Eglise et trop désireux du paradis mérite de n’y entrer jamais. Face à l’exigence morale, la position du chrétien devient donc tout à fait intenable. il est comme ces ours qu’on apprenait à danser en les tenant attachés sur une plaque chauffante qui les obligeait, pour rester en place, à passer sans cesse d’une patte sur l’autre, ce qui est déjà une préfiguration de l’enfer.
Bateson, dans son « écologie de l’esprit », rapporte une de ces petits histoires qui condensent les leçons du zen : un maître reçoit beaucoup de jeunes qui veulent devenir ses disciples. Il leur dit : si tu parles, je te frappe sur la tête avec ce bâton. Si tu ne dis rien, je te frappe sur la tête avec ce bâton.
Celui qui reste planté là, il le chasse : c’est un imbécile dont il ne pourra jamais rien tirer.
Celui qui s’enfuit à toutes jambes parce qu’il pense avoir affaire à un fou, il le rappelle : celui-là est suffisamment intelligent.
Le chrétien, à mon avis, et le croyant des monothéismes en général, ressemble fort au disciple schizophrène et tétanisé que Dieu, s’il existait, comme le maître du zen enverrait tout de suite se faire cuire un oeuf dans les enfers !
14/09 16:38 - Deneb
Un dieu qui, sur les dix règles essentielles en gâche quatre juste pour dire comment il faut (...)
30/09 22:08 - Christian Labrune
CORRECTION Retournant la phrase de Dostoievski, je la faisais devenir : « si Dieu existe, tout (...)
30/09 21:53 - Christian Labrune
Une interprétation plus profonde, que nous trouvons chez Saint Augustin, consiste à dire que (...)
30/09 15:58 - Rounga
Votre point de vue rejoint certaines des réflexions que je me suis faites. Il est tout à fait (...)
14/08 15:44 - l’Ane Artiste
@Christian Labrune Vous faites bien de citer Apple dont le jolie logo est une pomme croquée. (...)
14/08 14:42 - Christian Labrune
@l’Ane Artiste Je ne vous contredirai pas. Quand la télévision montre -j’ai vu ça (...)
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