Curieux ! Je m’efforce de « donner
à lire » Fidel et quelque chose (une part minime, soit dit en passant) de
ses idées, et les commentateurs s’arrêtent uniquement aux propos que j’ai placés
en guise d’introduction… Comme si l’important, c’était le rédacteur du prologue
et non l’auteur ! Si ça voulait dire que les lecteurs sont d’accord avec
les idées avancées par Fidel, ce serait au moins une belle satisfaction pour
moi, mais je sais que sur Agoravox (ni ailleurs, soit dit en passant), il n’a
jamais bonne presse et que rares sont ceux qui lui vouent quelque sympathie…
Vous comprendrez bien que je ne
vais pas engager des débats théoriques sur le jeune Fidel. Les discussions au
coin du feu et les révolutions en chambre et en pantoufles ne m’intéressent
absolument pas : je préfère vivre ici une vraie, où l’on se salit les
mains de cambouis, avec toutes ses difficultés, ses erreurs, ses problèmes,
mais aussi avec ses réussites et ses grandeurs. Une révolution de celles qui
transforment la vie des gens, pas de celles dont on discute peinardement en
sirotant. De celles qu’on bâtit au jour le jour.
Quant à l’homme nouveau, je peux
vous dire, moi, que je l’ai vu, pas seulement en puissance, mais en réalité, à
différents moments de la Révolution cubaine, ne serait-ce que, pour donner qu’un
seul petit exemple, les coopérants cubains capables de se rendre dans les
endroits les plus inaccessibles, là où le personnel du cru ne va jamais, pour soigner
des malades et sauver des vies, ou encore, sur un autre registre, les
combattants partis pour défendre l’indépendance de l’Angola et, dans la même
foulée, infliger une si cuisante déroute aux agresseurs racistes sud-africains
qu’elle a entraîné à terme, entre autres facteurs, l’indépendance de la
Namibie, la libération de Mandela et l’effondrement de l’apartheid.
Et si vous aviez vécu ce que nous
vivons ici depuis vendredi dernier, 25 novembre, si vous aviez partagé l’immense
douleur des Cubains, si vous aviez écouté les innombrables témoignages de gens
ordinaires, si vous aviez vibré aux réactions d’une qualité humaine parfois
extraordinaire qui traduisent une identification vitale avec ce qu’on appelle
encore ici Révolution, si vous aviez pleuré avec nous la disparition physique
du fondateur de la nation cubaine libre, alors, vous auriez pu découvrir que,
oui, à Cuba, même si l’homme ancien occupe encore une bonne part du devant de
la scène, l’homme nouveau a su se faire une place parmi les seconds rôles et qu’il
n’est pas aussi inexistant que vous voulez le croire… Mais, ça, cela dépasse la simple théorie…
Alors que je vous écris (il est
14 h à La Havane), les cendres de Fidel ont commencé leur retour vers Santiago
de Cuba, un parcours d’un millier de kilomètres qui reprend à l’inverse l’itinéraire
suivi début janvier 1959 par l’Armée rebelle pour atteindre La Havane, ce que l’on
a appelé la Caravane de la liberté. Et, partout, de chaque côté de la route,
des milliers et des milliers de Cubains se massent pour saluer les restes de
celui qui leur a consacré chaque moment de sa vie. La révolution, voyez-vous, c’est
aussi cette réalité-là et ce vécu.
Bien entendu, si vous ne lisez
que la presse transnationale, vous n’en saurez jamais rien, pas plus que vous
ne saurez à quel point la mort de Fidel a fait surgir, telle une lave, dans l’immense
majorité du peuple cubain, tous âges confondus, cette énorme manifestation de
douleur, mais aussi et surtout de reconnaissance et d’amour envers celui qui a
fait de cette petite île des Antilles, de concert avec lui, un haut lieu de dignité
et peut-être le seul où l’espérance collective d’un avenir meilleur reste
possible.
(La Havane, 30 novembre 2016)