REPONSE DE STEPHANE MALLARME
LA PIPE
Hier, j’ai trouvé ma pipe en
rêvant une longue soirée de travail, de beau travail d’hiver.
Jetées les cigarettes avec toutes les joies enfantines de l’été
dans le passé qu’illuminent les feuilles bleues de soleil, les
mousselines et reprise ma grave pipe par un homme sérieux qui veut
fumer longtemps sans se déranger, afin de mieux travailler :
mais je ne m’attendais pas à la surprise que me préparait cette
délaissée, à peine eus-je tiré une première bouffée j’oubliai
mes grands livres à faire, émerveillé, attendri, je respirai
l’hiver dernier qui revenait. Je n’avais pas touché à la fidèle
amie depuis ma rentrée en France, et tout Londres, Londres tel que
je l’ai vécu en entier à moi seul il y a un an, est apparu ;
d’abord ces chers brouillards qui emmitouflent nos cervelles et
ont, là-bas, une odeur à eux, quand ils pénètrent sous les
croisées. Mon tabac sentait une chambre sombre aux meubles de cuir
saupoudrés par la poussière du charbon sur lesquels se roulait le
maigre chat noir ; les grands feux ! et la bonne aux bras
rouges versant les charbons, et le bruit de ces charbons tombant du
seau de tôle dans la corbeille de fer, le matin – alors que le
facteur frappait les deux coups solennels qui me faisaient vivre !
J’ai revu par la fenêtre ces arbres malades du square désert –
j’ai vu le large si souvent traversé, cet hiver-là, grelottant
sur le pont du steamer mouillé de bruine et noirci de fumée –
avec ma pauvre bien-aimée errante, en habits de voyageuse, une
longue robe grise couleur de la poussière des routes, un manteau qui
collait humide à ses épaules froides, un de ces chapeaux de paille
sans plume et presque sans rubans, que les riches dames jettent en
arrivant, tant ils sont déchiquetés par l’air de la mer et que
les pauvres bien-aimées regarnissent pour bien des saisons encore.
Autour de son cou s’enroulait le terrible mouchoir qu’on agite en
se disant adieu pour toujours.