"En notant « la rapidité énorme avec laquelle le monde de l’Islam se meût
spirituellement vers l’Ouest », Iqbal ne fait peut-être que mentionner
un aspect particulier d’un phénomène qu’Ibn Khaldoun avait saisi dans sa
généralité : « Le peuple conquis, affirme le grand historien médiéval,
adopte les formes, les idées et les manières du peuple conquérant ». La
technologie moderne appelle cela « la loi de l’adaptation ».
Devant un
pareil phénomène, nous avons vu Iqbal lui-même se troubler lorsqu’il
s’agissait de prendre position, par exemple, quant au problème de la
femme. On le voyait hésiter entre la coutume orientale qui sépare la
femme de la réalité par un voile ou par un moucharabieh, et la
conception occidentale d’ « émancipation » inconditionnelle qui la met
de plain-pied avec la réalité. Cette attitude témoigne du trouble
général de la conscience musulmane moderne, déroutée entre deux
solutions qui lui paraissent également déplorables.
Il semble que l’on
soit, dans de nombreux domaines, à la recherche d’une troisième
solution, plus compatible à la fois avec l’esprit de l’Islam et les
nécessités de l’époque ; et dans toute recherche, il y a une hésitation,
une angoisse. Il faudrait trouver là, sans doute, la cause de ce
trouble des meilleurs esprits, d’où résulte une sorte de pause dans
l’évolution des idées, puisque la société musulmane ne peut plus revenir
en arrière au stade post-almohadien et ne peut se lancer plus avant,
aveuglément, dans son mouvement « vers l’Ouest ».
Le monde musulman donne ainsi l’impression de se trouver dans un no
man’s land historique, entre le chaos post-almohadien et l’ordre
occidental. Mais cet ordre n’exerce plus l’influence fascinante et
l’attraction irrésistible qu’il exerçait naguère, à l’époque de Mustapha
Kemal et d’Iqbal. Actuellement, l’Occident n’offre plus, à son tour,
que le spectacle d’un autre chaos où l’esprit musulman, à la recherche
d’un « ordre », ne trouve pas le modèle à imiter, la source
d’inspiration extérieure pour guider sa marche progressive, de sorte
qu’il en vient à se retourner vers ses propres valeurs. On peut ainsi
remarquer dans les lectures et les discussions des jeunes musulmans les
signes d’un intérêt nouveau pour l’Islam, et qui n’a nullement le sens
d’un repli : l’Islam semble, au contraire, s’ouvrir d’une manière plus
consciente sur le monde moderne auquel il veut s’adapter.
Il sait que l’Occident ne peut lui fournir toutes les solutions comme il
l’avait pensé à l’époque kémaliste – mais qu’il y trouvera les
résultats d’une immense expérience qui garde, malgré toutes ses erreurs
ou à cause d’elles, une valeur inestimable. Cette expérience –
prodigieuse leçon de l’histoire pour comprendre le destin des peuples et
des civilisations – est particulièrement intéressante pour
l’édification de la pensée musulmane, car elle est celle d’une des plus
parfaites réussites du génie humain en même temps que de son plus grave
échec."
Vocation de l’Islam de Malek Bennabi