extrait du discours La Boétie ça date donc de 1547 :
Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à
votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos
yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez
piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de
vos ancêtres ! Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous.
Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on
vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos
vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent
pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que
vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si
courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez
pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que
deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des
habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont
les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il
tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il
tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ? Les pieds
dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il
pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous
assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il
vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille,
les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ?
Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et
remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos
filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos
enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour
qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres
de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la
peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer
dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus
fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de
tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si
elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même
pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.