Primo Levi mettait lui aussi toute son énergie à ne pas tricher avec la
réalité, à ne pas la dépeindre comme on voudrait qu’elle soit, comme on
aurait intérêt qu’elle soit.
En vérité, le mensonge est un thème cher Primo Levi, comme en témoigne cet extrait qui conclut son livre « Lilith et autres nouvelles » (Le Livre de Poche, 1989)
"De tout ce que tu viens de lire tu pourras déduire que le mensonge est
un péché pour les autres, et pour nous une vertu. Le mensonge ne fait
qu’un avec notre métier : il convient que nous mentions par la parole,
par les yeux, par le sourire, par l’habit. Non pas seulement pour
tromper les patients ; tu le sais, notre propos est plus élevé, et le
mensonge, et non le tour de poignet, fait notre véritable force. Avec le
mensonge, patiemment appris et pieusement exercé, si Dieu nous assiste
nous arriverons à dominer ce pays et peut-être le monde : mais cela ne
pourra se faire qu’à la condition d’avoir su mentir mieux et plus
longtemps que nos adversaires. Je ne le verrai pas, mais toi tu le
verras : ce sera un nouvel âge d’or, où seules les dernières extrémités
pourront nous mettre dans la triste nécessité d’arracher encore des
dents, tandis qu’il nous suffira, pour gouverner l’État et administrer
la chose publique, de prodiguer les pieux mensonges que nous aurons su,
entre-temps, porter à la perfection. Si nous nous révélons capables de
cela, l’empire des arracheurs de dents s’étendra de l’Orient à
l’Occident jusqu’aux îles les plus lointaines, et n’aura pas de fin".