@rosemar
« MONSIEUR
JOURDAIN.- Quoi, quand je dis : "Nicole, apportez-moi mes pantoufles, et
me donnez mon bonnet de nuit", c’est de la prose ?
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.-
Oui, Monsieur.
MONSIEUR JOURDAIN.-
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j’en
susse rien ; et je vous suis le plus obligé du monde, de m’avoir appris cela.
Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle Marquise, vos beaux yeux me
font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante ;
que cela fût tourné gentiment.
MAÎTRE DE
PHILOSOPHIE.- Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres ;
que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un...
MONSIEUR JOURDAIN.-
Non, non, non, je ne veux point tout cela ; je ne veux que ce que je vous ai
dit : Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.
MAÎTRE DE
PHILOSOPHIE.- Il faut bien étendre un peu la chose.
MONSIEUR JOURDAIN.-
Non, vous dis-je, je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet ; mais
tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un
peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
MAÎTRE DE PHILOSOPHIE.-
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle Marquise, vos beaux
yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle Marquise,
vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle Marquise,
mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle Marquise, d’amour me font. Ou
bien : Me font vos yeux beaux mourir, belle Marquise, d’amour.
MONSIEUR JOURDAIN.- Mais de toutes ces façons-là, laquelle est
la meilleure ?
MAÎTRE DE
PHILOSOPHIE.- Celle que vous avez dite :
Belle Marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. »
Molière – Le bourgeois gentilhomme – Acte 2 – scène IV