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Commentaire de ibraluz

sur Et pourtant, Dieu était mort...


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ibraluz (---.---.64.110) 9 mai 2006 19:08

Il aura donc fallu un siècle pour que l’on s’aperçoive qu’une religion ne peut être contenue dans le seul domaine privé. Vous confondez, chers laïcs, voire laïcistes, le sentiment, la foi et le ralliement. Rallier, relier : certes, une religion relie. Mais pas seulement l’individu avec son intuition intérieure de transcendance (ou immanence, c’est selon) mais encore avec autrui. La religion, c’est, aussi, du domaine public.

Vous prétendez que la démocratie fut éclipsée durant deux mille ans par le monothéisme. C’est, si je résume bien, votre thèse centrale qui tire toute sa force du lieu commun, forgé par un endoctrinement idéologique construit dès nos premières stations sur les bancs de l’école. J’ai, comme vous, longtemps cru penser, entièrement, par moi-même. C’est en quittant la France et en vivant à mille milles de nos lieux communs que j’ai pu me rendre compte du caractère litigieux de mes fondements de pensée. Permettez-moi ici d’en effleurer quelques tares.

Vous parlez, tout d’abord, de « La » démocratie, vieille de deux mille ans. Mais laquelle ? L’athénienne, plus présentable (tout de même) que la spartiate ? Auriez-vous oublié que celle-là ne concernait qu’un dixième de sa population, le reste, métèques et ilotes, n’ayant aucuns droits citoyens (avec quelques nuances, en vérité, pour les premiers de ces exclus) ? Lâchez, je vous en prie, le mot de démocratie, boursouflé de sens travestis, et attachez-vous à la locution qui le traduit en français : « pouvoir du peuple ». Où, quand et comment, celle-ci se serait-elle exercée ? Traquez-la dans l’histoire et l’ethnologie mondiales, et non pas, exclusivement européennes. Vous la rencontrez rarement au sein des civilisations, et, en cette rareté, plus souvent que vous ne le pensez, en des systèmes sociaux singulièrement marqués par le monothéisme. J’y reviendrai plus loin.

Socrate, en des temps certes plutôt oligarchiques, est suicidé pour raisons de déviance religieuse, bien avant que ne germe la pensée « monothéiste » en terres grecques. Mais que fait Socrate avec son art de la maïeutique ? Sur quoi débouche son monde des Idées ? Pourquoi Platon est-il si important dans la pensée philosophique chiite (en particulier persane) ? Vous êtes-vous posé la question de l’Absolu, de sa nécessité IMPERATIVE à la relativisation de nos relativités ?

Mao Tsé Tung, le sinistre, illustrait la dialectique par la métaphore de la lance et du bouclier. Ecoutons-le : Un marchand vendait sur la voie publique tels objets. « L’acier de ma lance », affirmait-il, « est si bien trempé que rien ne l’arrête ! Mon bouclier est d’un cuir si bien traité que rien ne le transperce ! - Même pas ta lance ? » conclut, goguenard, un chaland bien avisé. L’affrontement entre les termes dialectiques semblent de fait inéluctables : l’un ou l’autre doit disparaître.

Sauf, bien évidemment, à concevoir le dépassement de la raison. Il consiste à dire : si 1 + 1 = 2 me permet d’analyser, de com-prendre, voire de manipuler les apparentes divisions du Réel, la « trop » évidence du concept, qui « colle » littéralement à ma structuration mentale d’humain socialisé, bouche ma perception de l’unicité de ce même Réel. Admettons qu’un et un ne cesse, en réalité, de faire - et d’être - un : nous voilà d’emblée au coeur de la pensée religieuse.

L’acceptation, ou le refus, de cet illogisme est, fondamentalement, intuitif. Leur expression intellectuelle, plutôt exceptionnelle, et cantonnée, on le comprend bien, dans le cercle des penseurs, ne date pas d’aujourd’hui. Bouddha ou Lao-Tseu, pour ne citer que les plus célèbres de leurs laudateurs, témoignent diversement d’une réflexion déjà mûrie sur le sujet, au 6ème siècle avant J.C., c’est à dire, notons-le, en passant, alors que balbutient les premières cités grecques. Cependant et ordinairement, populairement, (l’adverbe nous ramenant au sens littéral de la démocratie), c’est bien en termes de croyance, de foi, que se partage l’intuition (l’espoir ? ) du dépassement.

Se partage : le verbe indique un pacte social. Il réalise un com-promis (une promesse commune) entre au moins deux personnes qui voient, chacune, midi à leur porte. Il ne s’agit pas ici d’une négociation sensée, éventuellement renégociable, au gré des fortunes et infortunes de chacun, voire des contraintes du marché. Non. C’est l’acceptation de principes intangibles, aptes à supporter tous les aléas de l’existence, y compris la mort, et qui fondent, par la qualité de leur Absolu, de leur ampleur et de leur profondeur, celle du discours et de l’agir communs.

A ce stade de développement, on peut pressentir, dans l’expression de ces principes, toute l’importance du nombre des personnes impliquées dans un tel pacte, de leur répartition dans l’espace, de leur mode de relation à l’environnement. Plus une société humaine s’étoffe et croît en complexité de relations et plus le risque d’injustice grandit, notamment par la gradation naturelle de la force, de la chance, de la santé, etc. Réduire ce risque fut et demeure l’objectif social fondamental de toutes les religions.

De ce fait, réformatrices en leurs prémisses, elles ont automatiquement fait l’objet de tentatives, variablement réussies, de récupération par les pouvoirs en place. La raison d’État aura banalement piétiné le « pouvoir du peuple », notamment en ses temples autoproclamés, et en cette occurrence, c’est bien dans la mesure où les peuples se sont appropriés le droit positif inscrit dans les fondements de leur religion, que celle-ci a pu contenir les nécessités de la « chose politique ». L’histoire du Droit - plus précisément encore : des conditions de sa fixation écrite - définit, en chacune des religions, notamment monothéistes, l’étendue réelle de cette vigilance populaire sur les arrangements des nantis.

Or, en cette stratégie sociale, toutes les religions ne sont pas sur le même plan. La structuration centralisée de l’église Catholique, qui traduit des contraintes spécifiques de temps et de lieux, se pervertit en monopole d’Etat avec sa police de la pensée (la triste Inquisition) à l’affût de toute dérive vers les monothéismes musulman ou juif (en premier chef), dualismes manichéens (cathares, bogomiles), et autres fraternités populaires d’inspiration chrétienne (mouvement du libre esprit, vaudois, anabaptistes, amish, frères moraves, etc.). Vous avez oublié, dans votre analyse, le poids considérable de ces mouvements de libération populaire, très largement monothéistes, dans l’évolution de la pensée occidentale. C’est bien normal : on n’en parle pas, ou peu, à l’école ; c’étaient, du point de vue du pouvoir dominant, des expressions subversives, et, aujourd’hui encore, l’enseignement de la subversion n’est pas la tasse de thé favorite des concepteurs de manuels pédagogiques à l’usage des générations futures. Vous êtes-vous demandés pourquoi ?

Mais ailleurs, et notamment dans les espaces musulmans,les pouvoirs centralisés n’ont jamais pu, jusqu’à ces temps contemporains, imposer un tel penser politiquement correct. Dès les premiers temps, la juridiction islamique s’est construite au milieu du peuple et ses plus célèbres savants (Malik ou Hanbal, par exemple) furent de non moins célèbres critiques des comportements outranciers des princes. Ces derniers s’employèrent certes à développer un « contre-pouvoir » juridique à leur solde, mais il n’en demeure pas moins qu’à une tradition complaisante de juristes de cour a constamment répondu une tradition de juristes indépendants fortement ancrée dans les milieux populaires.

La domination de la « chose marchande » sur la « chose politique » ne s’inscrit dans le discours social qu’avec l’écriture d’un droit laïc, aromatisé ou non de concepts religieux. C’est cette dernière proposition qui précise ; à notre sens : au mieux ; la problématique moderne soulevée par monsieur Damien. J’aurais certainement à situer plus précisément, au cours du débat, celle-là par rapport à celle-ci. En attendant cette éventualité, à vous la plume : je l’ai suffisamment remuée pour le moment.


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