En 1980, l’Ayattolah Khomeiny appela l’invasion iraqienne une « bénédiction divine », parce que la guerre lui fournissait l’opportunité parfaite d’islamiser et la société iranienne et les institutions de l’Etat iranien. Tandis que les troupes de Saddam envahissaient l’Iran, Les Gardiens de la Révolution, qui lui étaient fanatiquement dévoués, se lançaient rapidement dans la mobilisation et la préparation de leurs forces aériennes et maritimes. Dans le même temps, le régime accélérait la transformation des Basiji en une milice populaire.
Alors que les Gardiens de la Révolution étaient des soldats adultes entraînés de manière professionnelle, la milice Basiji était essentiellement composée de garçons âgés de 12 à 17 ans et d’hommes de plus de 45 ans. Leur formation ne durait que quelques semaines et portait davantage sur la théologie que sur les armes et la stratégie. La plupart des Basiji venaient de la campagne et étaient souvent illettrés. Un fois leur entraînement achevé, chacun d’entre eux recevait un bandeau rouge sang qui le désignait comme un VOLONTAIRE POUR LE MARTYRE. Selon l’ouvrage de Sepehr Zabih, The Iranian Military in Revolution and War [L’armée iranienne dans la Révolution et la Guerre], ces volontaires constituaient près d’un tiers de l’armée iranienne, et la majeure partie de son infanterie.
La principale stratégie utilisée par les Basiji était celle de l’attaque en vagues humaines, au cours de laquelle des enfants et des adolescents à peine armés avançaient continuellement vers l’ennemi en rangs parfaitement alignés. Peu importait qu’ils tombent sous le feu de l’ennemi ou fassent exploser des mines avec leur corps : l’important était que les Basiji continuent à progresser par-dessus les restes déchiquetés et mutilés de leurs camarades tués, allant au-devant de la mort, vague après vague. Quand une brèche avait été ouverte dans les lignes iraqiennes, les commandants iraniens envoyaient leurs troupes des Gardiens de la Révolution les plus valeureux et les plus expérimentés.
Cette méthode avait un coefficient de réussite indéniable. « Il arrivaient vers nos positions en hordes énormes en faisant tournoyer leurs poings », se plaignait un officier iraqien, durant l’été 1982. « Vous pouviez abattre la première vague, puis la seconde. Mais à un certain stade, les cadavres s’entassent devant vous, et tout ce que vous pouvez faire, c’est hurler et jeter votre arme. Ce sont des êtres humains, après tout ! » A l’été de 1983, quelque 450.000 Basiji avaient été envoyés au front. Au bout de trois mois, ceux qui avaient survécu à ces opérations étaient renvoyés à leurs écoles et à leurs lieux de travail.
Mais trois mois, c’est long, quand on est au front. En 1982, au cours de la reconquête de la ville de Khorramshahr, 10.000 Iraniens périrent. A la suite de l’« opération Kheiber », en février 1984, les cadavres de quelque 20.000 tués iraniens jonchaient le champ de bataille. L’offensive de « Karbala Quatre », en 1986, coûta la vie à plus de 10.000 Iraniens. On dit qu’en tout, quelque 100.000 hommes et enfants ont été tués au cours des opérations Basiji. Pourquoi les Basiji étaient-ils volontaires pour une telle mission ?
La plupart d’entre eux étaient recrutés par des membres des Gardiens de la Révolution, qui commandaient les Basiji. Ces « éducateurs spéciaux » parcouraient les écoles et sélectionnaient leurs martyrs, parmi les participants aux exercices paramilitaires, auxquels les jeunes Iraniens étaient tenus de prendre part. Des films de propagande - comme le film de télévision réalisé en 1986 et intitulé A Contribution to the War [Une contribution à la guerre] célébraient cette alliance entre les étudiants et le régime, et sapaient l’autorité des parents qui tentaient de sauver la vie de leurs enfants. (A l’époque, la loi iranienne permettait aux enfants de s’engager, même contre le gré de leurs parents.) D’ailleurs, quelques parents se laissaient séduire par les avantages offerts. Lors d’une campagne appelée « Offrez un enfant à l’imam », toute famille qui avait perdu un enfant sur le champ de bataille se voyait offrir un crédit sans intérêt et d’autres généreuses allocations. De plus, l’enrôlement dans le corps des Basiji donnait au plus pauvre d’entre les pauvres une chance de promotion sociale.
Pourtant d’autres étaient contraints au « volontariat ». En 1982, l’hebdomadaire allemand, Der Spiegel, présentait le cas d’un garçon de 12 ans, du nom de Hossein, qui fut enrôlé dans les Basiji, bien qu’il fût atteint de la poliomyélite :
Un jour, quelques imams inconnus passèrent dans le village. Ils convoquèrent toute la population sur la place qui faisait face au poste de police, et ils annoncèrent qu’ils apportaient de bonnes nouvelles de la part de l’imam Khomeiny : l’Armée Islamique d’Iran avait été choisie pour libérer la ville sainte d’Al Quds - Jérusalem - du joug des infidèles [...] Le mollah local avait décidé que chaque famille ayant des enfants devrait fournir un soldat de Dieu. Comme Hossein était le moins utile à sa famille et que, du fait de son infirmité, il ne pouvait de toute façon pas s’attendre à beaucoup de bonheur dans cette vie, son père le choisit pour représenter la famille dans le combat contre les démons d’infidèles.
Des 20 enfants qui partirent à la guerre avec Hossein, seuls lui et deux autres survécurent.
Mais, si de telles méthodes peuvent jeter quelque lumière sur les raisons de leur engagement, elles n’expliquent pas la ferveur avec laquelle ils se précipitaient vers leur propre destruction. Seule la nature particulière de l’islam de la Révolution iranienne peut permettre d’élucider ce phénomène.
Au début de la guerre, les mollahs qui dirigeaient l’Iran n’envoyaient pas des êtres humains dans les champs de mines, mais des animaux : ânes, chevaux et chiens. Mais cette tactique s’avéra inutile : « Après la désintégration de quelques ânes, les autres s’enfuyaient terrorisés », relate Mostafa Arki dans son livre, Eight Years of War in the Middle East [Huit ans de guerre au Moyen-Orient]. Les ânes réagissaient normalement, car la peur de la mort est naturelle. Les Basiji, par contre, marchaient à la mort sans peur et sans plainte. Les curieux slogans qu’ils chantaient en arrivant sur le champ de bataille sont dignes d’attention ; « Contre les Yazid de notre temps ! » ; « La caravane de Hussein est en route ! » ; « Un nouveau Karbala nous attend ! ».
Yazid, Hussein, Karbala - ces mots sont tous des références au mythe fondateur de l’islam chiite. A la fin du septième siècle, l’islam était divisé entre ceux qui étaient fidèles au calife Yazid - les prédécesseurs de l’islam sunnite - et les fondateurs de l’islam chiite, qui croyaient que l’imam Hussein, petit-fils du prophète Muhammad, devait gouverner les musulmans. En 680, Hussein prit la tête d’une révolte contre le calife « illégitime », mais il fut trahi. Dans la plaine de Karbala, le dixième jour du mois de Muharram, les troupes de Yazid attaquèrent Hussein et sa suite et les mirent à mort. Le cadavre de Hussein portait les traces de 33 trous de lance et de 34 coups d’épée.
Après avoir été décapité, son corps fut piétiné par des chevaux. Depuis lors, le martyre de Hussein a constitué le cœur de la théologie chiite, et la Célébration de la Hashura, qui commémore sa mort est le jour le plus sacré du chiisme. En cette occasion, les hommes se frappent avec leurs poings, ou se flagellent avec des chaînes de fer pour s’identifier aux souffrances de Hussein. Au fil des siècles, le rituel était devenu odieusement violent. Dans son étude intitulée Crowds and Power [Foules et Pouvoir], Elias Canetti nous rapporte un récit de première main sur la fête de la Ashura, telle qu’elle avait lieu au milieu du dix-neuvième siècle, à Téhéran :
500.000 personnes, sous l’emprise du délire, couvrent leur tête de cendres et se frappent le front contre le sol. Ils désirent s’infliger volontairement des tourments : se suicider en masse, se mutiler avec raffinement [...] Des centaines d’hommes en tunique blanche s’avancent, le visage levé vers le ciel avec une expression extatique. Certains d’entre eux seront morts ce soir, beaucoup seront estropiés et mutilés, et les tuniques blanches, devenues rouges seront leur linceul [...] Il n’y a pas de plus beau destin que de mourir le jour de la Célébration de la Ashura. Les portes des huit Paradis sont grand ouvertes pour les saints et tous ceux qui s’efforcent de s’y engouffrer.
De tels excès sanglants sont interdits dans l’Iran contemporain, mais, au cours de la Guerre Iran-Iraq, Khomeiny s’est emparé de l’essence de ce rituel pour en faire un acte symbolique et le revêtir d’un contenu politique. Il prit la ferveur intérieure et la canalisa vers l’ennemi extérieur. Il transforma la lamentation passive en une opposition active. Il fit de la bataille de Karbala le prototype de toute lutte contre la tyrannie. De fait, cette technique a été utilisée durant les manifestations politiques de 1978, où de nombreux manifestants iraniens portaient des linceuls pour lier la bataille de 680 à la lutte d’alors contre le Shah. Dans la guerre contre l’Iraq, une plus grande signification était attribuée à Karbala : d’un côté, l’ignoble Yazid, qui revêtait maintenant la forme de Saddam Hussein ; de l’autre, le petit-fils du Prophète, Hussein, représentant ceux qui souffrent et pour lesquels le temps de la vengeance chiite est finalement venu.
Par la suite, le pouvoir de ce récit fut renforcé par le tour théologique que Khomeiny lui imprima. Selon Khomeiny, la vie est sans valeur et la mort est le début de la véritable existence. « Le monde naturel », expliquait-il en octobre 1980, « est le plus bas élément, le rebut de la création ». Ce qui est décisif, c’est l’au-delà : Le « monde divin, qui est éternel ». Ce monde-là est accessible aux martyrs. Leur mort n’en est pas une, c’est seulement le transfert de ce monde dans celui de l’au-delà, où ils vivront éternellement et dans la gloire. Que le guerrier gagne la bataille, ou qu’il la perde en mourant en martyr, dans les deux cas, sa victoire est garantie, soit dans ce monde matériel, soit dans le monde spirituel.
Cette attitude avait une implication mortelle pour les Basiji : qu’ils survivent ou non était hors de propos. Même l’utilité stratégique de leur sacrifice importait peu. Les victoires militaires sont secondaires, expliquait Khomeiny, en septembre 1980. Le Basiji doit « comprendre qu’il est un ’soldat de Dieu’, pour qui ce n’est pas tant le résultat du conflit que la part qu’on y prend, qui apporte plénitude et satisfaction » Le dégoût de Khomeiny pour la vie aurait-il pu avoir autant d’effet, dans la guerre contre l’Iraq sans le mythe de Karbala ? Probablement pas. C’est avec le mot de Karbala sur les lèvres que les Basiji entrèrent dans la bataille avec exultation.
Pour ceux dont le courage faiblissait pourtant en face de la mort, le régime monta un spectacle. Un mystérieux cavalier chevauchant un magnifique destrier allait apparaître soudain sur les lignes de front. Son visage - recouvert de phosphore - allait resplendir. Son costume était celui d’un prince médiéval. Reza Behrouzi, un enfant-soldat, dont le récit a été rapporté, en 1985, par l’écrivain français, Freidoune Sehabjam, racontait que les soldats réagissaient avec un mélange de terreur et de ravissement.
Tout le monde voulait courir au devant du cavalier. Mais il les tenait à distance. « Ne venez pas vers moi ! », criait-il, « Menez le combat contre les infidèles ! [...] Vengez la mort de notre Imam Hussein et terrassez la descendance de Yazid ! » Et comme la silhouette disparaissait, les soldats s’écriaient en pleurant : « Oh, Imam Zaman, où êtes-vous ? » Ils tombaient à genoux, priaient et se lamentaient. Quand elle se manifestait à nouveau, ils se redressaient comme un seul homme. Ceux dont les forces n’étaient pas encore épuisées fonçaient sur les lignes ennemies.
La mystérieuse apparition, capable de déclencher de telles émotions, est l’« imam caché », un personnage mythique qui influence la pensée et l’action d’Ahmadinejad jusqu’à aujourd’hui. Les chiites appellent « imams » tous les descendants mâles du prophète Muhammad et leur attribuent un statut quasi divin. Hussein, qui fut tué par Yazid à Karbala, était le troisième Imam. Son fils et son petit-fils étaient les quatrième et cinquième. A la fin de cette lignée, il y a le « Douzième Imam », dont le nom est Muhammad. Certains le nomment le Mahdi (« celui qui est guidé par Dieu »), tandis que d’autres disent imam Zaman (sahib-e zaman, « le maître du temps »). Il naquit en 869, et était le fils unique du onzième Imam. En 874, il disparut sans laisser de trace, causant ainsi l’extinction de la lignée.
Toutefois, selon la mythologie chiite, le Douzième Imam a survécu. Les chiites croient qu’il s’est seulement dérobé à la vue du public, à l’âge de cinq ans, et qu’il émergera, tôt ou tard, de son « occultation », pour délivrer le monde du mal.
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