V
La société modernisée
jusqu’au stade du spectaculaire intégré se caractérise par l’effet combiné de cinq
traits principaux, qui sont : le renouvellement technologique incessant ; la
fusion économico- étatique ; le secret généralisé ; le faux sans réplique ; un
présent perpétuel.
Le mouvement d’innovation
technologique dure depuis longtemps, et il est constitutif de la société
capitaliste, dite parfois industrielle ou post-industrielle. Mais depuis qu’il
a pris sa plus récente accélération (au lendemain de la Deuxième Guerre
mondiale), il renforce d’autant mieux l’autorité spectaculaire, puisque par lui
chacun se découvre entièrement livré à l’ensemble des spécialistes, à leurs
calculs et à leurs jugements toujours satisfaits sur ces calculs. La fusion
économico-étatique est la tendance la plus manifeste de ce siècle ; et elle y
est pour le moins devenue le moteur du développement économique le plus récent.
L’alliance défensive et offensive conclue entre ces deux puissances, l’économie
et l’État, leur a assuré les plus grands bénéfices communs, dans tous les
domaines : on peut dire de chacune qu’elle possède l’autre ; il est absurde de
les opposer, ou de distinguer leurs raisons et leurs déraisons. Cette union
s’est aussi montrée extrêmement favorable au développement de la domination
spectaculaire, qui précisément, dès sa formation, n’était pas autre chose. Les
trois derniers traits sont les effets directs de cette domination, à son stade
intégré.
Le secret généralisé se tient
derrière le spectacle, comme le complément décisif de ce qu’il montre et, si
l’on descend au fond des choses, comme sa plus importante opération.
Le seul fait d’être désormais
sans réplique a donné au faux une qualité toute nouvelle. C’est du même coup le
vrai qui a cessé d’exister presque partout, ou dans le meilleur cas s’est vu
réduit à l’état d’une hypothèse qui ne peut jamais être démontrée. Le faux sans
réplique a achevé de faire disparaître l’opinion publique, qui d’abord s’était
trouvée incapable de se faire entendre ; puis, très vite par la suite, de
seulement se former. Cela entraîne évidemment d’importantes conséquences dans
la politique, les sciences appliquées, la justice, la connaissance artistique.
La construction d’un présent
où la mode elle-même, de l’habillement aux chanteurs, s’est immobilisée, qui
veut oublier le passé et qui ne donne plus l’impression de croire à un avenir,
est obtenue par l’incessant passage circulaire de l’information, revenant à
tout instant sur une liste très succincte des mêmes vétilles, annoncées
passionnément comme d’importantes nouvelles ; alors que ne passent que
rarement, et par brèves saccades, les nouvelles véritablement importantes, sur
ce qui change effectivement. Elles concernent toujours la condamnation que ce
monde semble avoir prononcée contre son existence, les étapes de son
auto-destruction programmée