Ce morcellement du monde et des représentations du monde, a des conséquences géopolitiques. La Guerre froide avait pour mérite d’instaurer en quelque sorte des garde-fous qui empêchait l’extension incontrôlée d’une crise. Nous sommes revenus aujourd’hui au temps des crises multiples, protéiformes, étendues. Le temps des conflits semblables aux feux de brousse est de retour. La disparition du ciment antisoviétique a eu des conséquences inattendues. Tout d’abord, l’affaiblissement des alliances défensives comme l’OTAN, qui rappelle la célèbre phrase d’Arbatov, l’ancien conseiller de Gorbatchov : « Nous allons vous jouer un très mauvais tour. Nous allons vous priver d’ennemi ». L’Occident a baissé la garde tandis que des puissances révisionnistes affaiblissaient cet ordre international auquel nous étions encore accrochés.
On assiste depuis au moins deux décennies à l’affirmation de la puissance comme mode normal des relations internationales. Les Etats-Unis (avec les guerres du Golfe), la Russie et la Chine sont dans ce cas. De ce point de vue la guerre en Ukraine est le produit d’une érosion des normes internationales qui trouve ses racines dans l’intervention américaine en Irak en 2003. C’est ce que le politologue libanais Ghassan Salamé appelle « la dérégulation de la force ». Et ce sont les Etats-Unis qui ont inauguré ce phénomène géopolitique. La Russie a emboité le pas en Géorgie, en Syrie, en Ukraine.
Les grandes plaques tectoniques se sont donc remises en mouvement, tandis que se morcellent partout les zones stratégiques et les acteurs du jeu politique international : réapparition des grandes fractures géostratégiques, instabilité endémique. Les conséquences conflictuelles immédiates sont évidentes, avec ces lignes de fracture qui vont du Caucase au Pamir, de la Caspienne au Golfe persique, de la mer de Chine à la Mongolie. Tout cela sur fond de réveil des nationalismes, chacun rejetant l’autre pour affirmer sa différence, chacun réclamant le territoire occupé, le droit des minorités étant systématiquement bafoué.
Il ne faut pas (ou plus) compter sur l’ONU pour rétablir un ordre international. Cette organisation n’est nullement un gouvernement mondial doté d’une légitimité reconnue mais le point de rencontre d’intérêts souvent opposés. De plus, organiser et maintenir un ordre suppose que l’on puisse utiliser la force, attribut régalien par excellence. Or l’ONU ne peut jouer ce rôle.