Pour reprendre le titre d’un ouvrage de l’essayiste Thomas Gomart, on assiste à « l’affolement du monde ». Le modèle même de démocratie libérale, celui-là même qui devait se répandre jusqu’à atteindre la « fin de l’histoire », est battu en brèche. Beaucoup d’Etats lui préfèrent des modèles autoritaires qui donnent le sentiment d’une meilleure adéquation pour répondre aux attentes de la population. Ces mêmes Etats tirent leur force du soutien qu’ils parviennent à obtenir de leur population grâce au contrôle qu’ils exercent sur elle et du succès qu’ils engrangent en contestant un Occident réputé décadent et aux visées
hégémoniques. En outre, les démocraties ont du mal à adopter des postures de puissance.
Face au retour des politiques de puissance (Russie, Chine, Turquie) et à la dérégulation de la force, à la montée du nationalisme qui remet en question les fondements de l’ordre international post-1945, que peut faire l’Europe ? On répondra qu’il faut doter l’Europe des attributs de la puissance. Et pour ce faire, elle doit s’engager sur la voie de l’autonomie stratégique. Laquelle a pour raison d’être de renforcer la capacité d’action de l’Europe. Elle ne signifie pas le rejet des alliances mais la liberté de choisir ses partenaires . Concrètement, il s’agit pour l’UE d’assumer concrètement une stratégie de puissance. Il s’agit bien d’un chantier de titan, qui consiste à refermer la parenthèse ouverte en 1945 par une Europe exsangue, ruinée et détruite qui cherchait sa sécuritsa reconstruction et son développement à l’ombre du parapluie protecteur américain, pour, désormais, redevenir maîtresse de son destin. Mais, comme on le sait, la philosophie de base de la construction européenne se situe à l’exact opposé de la puissance . Il y a urgence, pourtant. Aux frontières de l’UE, la Russie se livre à ce que Thomas Gomart décrit comme « une guerre coloniale sous protection nucléaire ». Poutine voulait tout à la fois « assujettir l’Ukraine et inhiber les Occidentaux » selon le même auteur. Est-ce une guerre visant à reconstituer le glacis russe face à l’Ouest en reconstituant un front appuyé sur la Transnistrie, l’Ukraine et le Belarus pour isoler le flanc sud de la Russie des pays de l’OTAN ? Ou bien assiste-t-on à la première manifestation d’un reclassement stratégique majeur qui va clore la suprématie de plusieurs
siècles du monde occidental ? L’Ukraine est, en tout cas, le révélateur du sommeil stratégique du monde euratlantique voyant apparaître subitement une menace à ses portes. Le réveil n’en est que plus brutal. L’Europe est comme déboussolée. Il y a bien un retour tragique de l’histoire après « la fin de l’histoire » .