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HORCHANI Salah HORCHANI Salah 10 janvier 2012 12:12
« BEN SALEM, L’ HOMME ET L’OEUVRE 

par Ali Toumi Abassi, dimanche 8 janvier 2012

 Ebauche d’un portrait du nouveau ministre de l’enseignement supérieur, en attendant la fin d’autres séances de pose 

L’entretien accordé par le ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique à la chaîne Hannibal, hier soir, est un événement marquant de la toute première décade du gouvernement de la troïka, d’obédience essentiellement nahdhaouie. Comme beaucoup de mes compatriotes, notamment les universitaires qui attendaient que Ben Salem s’expliquât sur l’actualité universitaire, j’avais les yeux chevillés sur l’écran, et je tenais absolument à me faire ma petite idée sur une personne qui était déjà, depuis deux semaines, un vrai personnage frayant la chronique, quasiment diabolisé, traité de toutes les impérities possibles et imaginables, un vrai « pendard » comme dirait Molière. Quelle ne fut ma surprise ! Je devrais même parler au pluriel, car je n’en revenais pas, à force de voir mes préjugés (favorables et défavorables) dégringoler un à un, pour en rester finalement sur le cul. J’annonce donc ainsi la couleur de mon propos, et je vais parler de la personne et du personnage. 

L’homme est on ne peut plus sympathique. J’avoue que c’est un peu « mon type » en matière d’amitié. Son tailleur hors catégorie, le noeud forcé de sa cravate, sa coiffure d’adjudant-chef, son sourire et même ses éclats de rire à peine retenus et soumis à la simple contagion d’humeurs avec son vis-à-vis, sa voix douce et entravée, sa gestuelle spontanée et nouée de tics, sa posture enfin et son air bon-enfant, parfois assombri par une nuée de traumatismes de l’ancien prisonnier d’opinion, longtemps martyrisé dans les geôles de Ben Ali….Tout cela fait de lui un homme qu’on a envie de ménager et de tenir par la main, pour éviter qu’il se trouve mal ou qu’il se mette à sangloter. Comme personne, j’avoue qu’il me dédouane de toutes les humiliations que j’ai dû vivre avec mes anciens « patrons », de Charfi à Tekari, trop poseurs, trop filous, trop condescendants, à l’image de leur marionnettiste de président. Mais le hic c’est que Ben Salem n’est pas affecté au département de l’enseignement supérieur pour collectionner des affinités électives des téléspectateurs anachronique tels que moi, ou des accointances pour d’éventuelles campagnes caritatives ! Il est à la tête d’un ministère où il faut faire preuve de distanciation et mettre à profit des talents scéniques et intellectuels multiples.

 Le personnage du ministre a donc brillé par son absence hier soir, alors que tout le gratin universitaire, ainsi que le public estudiantin et sans doute beaucoup de détracteurs, prévenus de l’émission d’Hannibal, l’attendaient au tournant. Après la campagne médiatique en règle dirigée précisément contre Ben Salem et d’autres ministres nahdhaouis, annoncés par certains comme des parvenus qui perpétuent le clientélisme et le favoritisme datant de l’ère tyrannique révolue, après la crise de la Faculté de Manouba, où le gouvernement de Jébali a été soupçonné de sympathie avec les salafistes, et surtout après l’accueil musclé et humiliant fait aux manifestants de cette faculté dans l’enceinte de leur ministère, les esprits étaient entièrement montés, les partis sans appel étaient déjà pris et n’attendaient qu’une confirmation dans les propos de l’invité d’Hannibal. Qu’en était-il ? Jugeons plutôt sur pièces ! 

Je ne parlerai ni de son louvoiement quand il s’agit de justifier le silence du ministère devant l’acte illégal des sit-ineurs obstruant les lieux du travail, entravant des fonctionnaires de l’état en exercice et agressant physiquement le doyen, des enseignants et des étudiants, ni de la volonté de minimiser la dangerosité des exactions perpétrées, autant à l’université que dans le reste du pays, ni des imprudences langagières absolument inattendues de la part d’un ministre, en noyant le poisson sur des questions essentielles (la liberté de confession, le droit au travail, les problématiques pédagogiques et scientifiques), au profit d’une sophistique juridique ou spirituelle, fabriquée de toutes pièces, comme si son interviewer et les téléspectateurs universitaires étaient nés de la dernière pluie… mais je dirai deux mots de ses sorties sur la littérature. Le propos était gros, ahurissant, choquant et devrait sérieusement inquiéter l’université. 

D’après les déclarations que lui prête le journaliste et qu’il n’a pas désavouées, mais surtout selon ses affirmations en direct, regard tourné vers la caméra, comme pour dire : je persiste et je signe, Ali Douâji n’est pas à sa place sur son piédestal d’écrivain, car il était ce marginal appartenant à une horde de « taht essour » ( littéralement au pied de la muraille), un soûlard invétéré, et surtout l’auteur de boutades indignes telles que : « bawanitou kawmine enda kawmine sawaguirou » (les mégots de certains sont des cigarettes pour d’autres)… 

Sauf ingénuité de ma part, il faudra croire que notre ministre n’est pas l’universitaire que nous connaissons et qui vit ici et maintenant, mais un Béotien, déconnecté des réalités quotidiennes ( il avoue sans sourciller ne pas lire les journaux), et encore plus de la réalité scientifique. Primo, il n’est pas attendu d’un ministre de l’enseignement supérieur de s’immiscer dans une spécialité qui n’est pas la sienne, et de se mêler d’une problématique (évaluation de l’art) pour laquelle il n’a aucune compétence. A moins de croire que l’enseignement et la recherche littéraires n’ont rien de spécifique, ne demandent pas la science infuse et monsieur tout le monde peut y avoir son mot à dire. A moins aussi de s’inspirer des présomptions ridicules de Ben Ali qui faisait accroire à ses thuriféraires qu’il s’y connaissait en informatique, autant qu’en agriculture, en médecine et en menuiserie, lorsqu’il s’adonnait à ses piteux exercices de style, lors des visites de terrain. Dans ce cas, Ben Salem devrait aussi montrer aux enseignants d’arts, de médecine et de botanique ce qui ne va pas dans leurs départements respectifs. Il ne devrait pas s’étonner qu’un littéraire intervienne dans son fief de matheux, pour lui montrer quand, comment et à qui il faut dispenser un enseignement sur l’équation de troisième degré ! 

On peut bien admettre qu’il faut choisir des auteurs, des oeuvres, des genres, des thèmes adaptés à chaque niveau ( en passant du primaire, au secondaire et au supérieur). C’est bien un truisme pédagogique ! Mais il n’appartient pas au ministre, surtout s’il est un béotien en littérature, de décider des options qui relèvent uniquement du travail de commissions de spécialistes, désignées ad hoc. Autrement, le ministre ne ferait que tendre des lits procustiens dans les établissements, et s’amuserait à y dorloter des enseignants choisis conformément à des mensurations idéologiques. Les adeptes de Pol Pot et Ghaddafi s’y sont déjà inutilement aventurés… 

Maintenant, le fond du problème, et je le rappelle non pas à l’intention du ministre que je désespère de convaincre, puisqu’il s’est déjà avoué comme un étranger à l’art en général et à la littérature en particulier, le fond du problème, dis-je, consiste à postuler qu’un énoncé littéraire, tel que celui qui est injustement et naïvement reproché à Douâji, ne se lit pas exclusivement, ni même prioritairement, au premier degré, sinon le discours littéraire se confondrait avec le discours commun. Un vers, une boutade, un texte, un thème littéraire s’inscrivent et se lisent d’abord dans la spécificité générale de la littérature, qui est la connotation. Ben Salem et les lecteurs non initiés à l’art de l’écriture ne comprendront jamais que la phrase imputée à Douâji (les mégots de certains sont des cigarettes pour d’autres), relève à la fois de la parodie, du genre humoristique qui est le sien et de sa stratégie de créateur insoumis à l’ordre établi esthétique, social et politique. Ce n’est pas une simple galéjade douajienne de pasticher le fameux vers de Moutanabbi : « Bitha khadhatil’ayamou bayna ahliha, massaîbou kawmine enda kawmine fawaidou » (Ainsi la vie en a-telle décidé, le malheur des uns fait le bonheur des autres), mais une géniale récriture digne d’une réflexion approfondie, dans le cadre d’une dissertation et même d’un essai. Je n’aurais aucun scrupule à proposer cette boutade de notre plus grand humoriste en examen de littérature pour les étudiants de master ou d’agrégation, car elle est à la croisée de plusieurs problématiques : l’intertextualité, la généricité et… la littérature engagée… 

S’il faut supprimer Ali Douâji de l’enseignement et de la recherche littéraires, pour cause d’immoralité, il faudra sans doute aller jusqu’au bout de l’argument et fermer tous les établissements d’arts, de littérature et de culture. Car, comme l’art en général, la littérature est d’essence immorale, c’est-à-dire, en fait, amorale, et n’entend en aucun cas rivaliser avec les livres sacrés. Ali Douâji aurait dit « bawanitou kawmine enda kawmine sawaguirou », comme Guermadi a écrit « hobboun ka katifi’l allouchi ala kouskoussi » (un amour semblable à l’épaule du mouton sur le couscous), Al-Maarri qui a fait dire à Ibnou’l Karih, s’adressant à une femme de « Rissalatoul’ghofrâne » : « ahmilini zakafouna » (porte-moi à califourchon sur ton dos ), Imrouou’l Kaïss qui a dit : « Alyawma khamroun wa ghadan amroun » (buvons aujourd’hui et vaquons à nos affaires demain !), Rabelais qui a écrit « femme molle à la fesse », signifiant gaillardement « femme folle à la messe », et Sartre qui a écrit « toutes les femmes sont des putes, sauf ma mère par respect ». Douâji, et tous ces grands auteurs du même acabit seraient-ils donc à effacer de notre mémoire collective et de nos annales pédagogiques et culturelles ? Si oui, le modèle de la politique éducationnelle mijotée par notre nouveau ministre de l’enseignement supérieur serait, à terme, celui qu’on prête à Omar Ibnou’’l Khattab ayant conquis Alexandrie et ordonnant à son général, Amrou Ibnou’l’Ass, de brûler tous les livres de la fameuse bibliothèque de cette ville, pour n’y garder que les volumes du Coran !

 Il faut espérer que Ben Salem n’a pas trop médité ses propos et s’est fait simplement trahir par sa bonhomie et son inculture littéraire. C’est dommage que l’un des ministres du nouveau gouvernement, soupçonné a priori de conservatisme édulcoré, mette ainsi très maladroitement, très dangereusement le pied à l’étrier, sans s’y connaître en équitation. Autrement, il faut que les universitaires se préparent à un gros quiproquo avec leur nouveau patron et à des dysfonctionnements sans fin dans la gestion de l’enseignement supérieur. ». 

Salah HORCHANI

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