« Nouvelles de la Faculté des Lettres de la Manouba (Tunisie)
(Tunis, le 26 janvier 2012)
Par Habib Mellakh
universitaire, syndicaliste
Département de français, Faculté des Lettres de la Manouba
Sisyphe heureux
Les enseignants de la Manouba ont réécrit ce matin le mythe de Sisyphe : leur abnégation, leur courage et leur endurance ont donné leurs premiers fruits.
Les sit-ineurs ont déclaré forfait et ils ne sont pas venus imposer les étudiantes portant le niqàb, lesquelles, de leur côté, faute du soutien de leur section d’assaut, ont préféré ne pas se présenter dans les salles d’examen. Ils semblent avoir fait ce matin la grasse matinée à cause de la nuit blanche qu’ils ont passé à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba.
Que voulez-vous ? Ils n’ont pas dormi du sommeil du juste, non qu’ils aient des remords pour avoir agressé la veille et les jours précédents l’élite du pays, mais tout simplement parce qu’ils n’avaient ni matelas, ni couvertures. Seule, l’entrée couverte de l’amphi Ibn Khaldoun les abritait du froid. Pour une fois, les forces de l’ordre ont été efficaces après la visite du substitut du procureur de la république au tribunal de première instance de la Manouba qui a vainement demandé aux sit-ineurs de partir. Postés devant la faculté et certainement confortés par les ordres qu’ils ont reçus de leurs supérieurs, ils ont empêché les transporteurs venus en Isuzu fournir matelas et couvertures de remplir la mission dont ils ont été chargés par les commanditaires et instigateurs du mouvement de soutien aux étudiantes intégralement voilées.
Excusez-moi, chers lecteurs, de ne pas avoir su résister à l’envie de faire de l’humour, dont la fonction cathartique n’est plus à démontrer et qui constitue l’antidote le plus efficace contre la tristesse engendrée par le calvaire que nous vivons et permettez-moi d’en rajouter un peu pour surmonter la tension parfois insoutenable et qui se mue en angoisse en ces jours sombres. Une hypothèse, émise par certains collègues sur le mode de la plaisanterie mais basée sur des déclarations des meneurs, attribue également l’absence de pression au fait que les sit-ineurs seraient allés quérir les services d’un huissier notaire pour qu’il fasse le constat de l’interdiction qui est faite aux étudiantes portant le niqàb de passer les examens. Mais cette démarche – et c’est pourquoi les collègues avançant cette hypothèse rient sous cape – montre que les défenseurs du niqàb ne sont pas au courant de deux arrêts du tribunal administratif datant respectivement du 11 et du 28 décembre Ces deux arrêts rejettent les recours intentés par deux étudiantes portant le niqàb pour invalider la décisions de la Faculté des Sciences de Tunis, à qui il est reproché d’avoir interdit à la première de passer les examens, et celle de la Faculté des Lettres de Sousse empêchant la seconde de s’inscrire dans l’établissement.
La journée s’est poursuivie sur une note optimiste lorsque nous avons appris qu’une étudiante inscrite en troisième année de la licence appliquée qui tenait au démarrage de la session à son voile intégral, a accepté de passer l’épreuve de l’après-midi sans se voiler le visage.
Mais la gaieté a cédé la place à la tristesse en fin d’après-midi lorsque les rapports soumis au doyen nous ont appris la survenue d’incidents analogues à ceux des deux premiers jours. Mais dans l’ensemble, les enseignants de la Manouba semblent avoir relevé avec les honneurs le défi de faire passer les examens dans des conditions extrêmement difficiles et exténuantes.
Il ne reste plus que trois séances d’examen. Mais le plus dur est fait.
La décontraction observée pendant la matinée a permis à l’assemblée générale syndicale quotidienne tenue à midi de ne plus se focaliser sur les évènements mais de réfléchir sur les moyens propres à redynamiser la vie culturelle de la faculté afin d’inculquer aux étudiants les valeurs universitaires, les règles de fonctionnement de l’institution et d’aborder avec eux les problèmes juridiques, institutionnels, culturels et civilisationnels qui se posent à la société tunisienne par le biais d’un programme de conférences et par la multiplication des clubs animés par les étudiants et pris en charge par les enseignants.
La réussite n’est jamais absolue. Le succès est toujours relatif tout comme l’échec. Selon que l’on voit le verre à moitié plein ou à moitié vide on peut percevoir le succès relatif comme un échec relatif et vice-versa. Succès ou échecs relatifs – peu importe la formulation ou l’appréciation – à partir desquels on se remet en question et sur lesquels on s’appuie pour repartir de plus belle vers l’objectif que l’on s’est fixé ! C’est la leçon donnée par le mythe de Sisyphe.
Nous pouvons imaginer à la fin de cette journée notre professeur de la Manouba comme un Sisyphe heureux parce qu’il continue à se battre et qu’il ne se laisse pas prendre au piège de la toile ourdie par les comploteurs et que tout comme Pénélope attendant le retour d’Ulysse, il tissera patiemment sa toile pour redorer le blason de cette prestigieuse institution et de ce sanctuaire de la libre pensée et de la liberté d’expression, et pour sauver les valeurs universitaires, les libertés académiques mises en cause par un dogmatisme stérile et périlleux. ».
Salah HORCHANI
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
Agoravox utilise les technologies du logiciel libre : SPIP, Apache, Ubuntu, PHP, MySQL, CKEditor.
Site hébergé par la Fondation Agoravox
A propos / Contact / Mentions légales / Cookies et données personnelles / Charte de modération