« Nouvelles de la Faculté des Lettres de la Manouba (Tunisie) 1/3
(Tunis, le 1 février 2012)
Par Habib Mellakh
universitaire, syndicaliste
Département de français, Faculté des Lettres de la Manouba
De la liberté vestimentaire et de la controverse liée au niqàb
ou
un aspect de l’affaire du niqàb expliqué aux étudiants et à l’opinion publique
La plupart des étudiants de la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba, fidèles à une mauvaise habitude qui est devenue une seconde nature dans la majorité des institutions universitaires tunisiennes, ont fait font depuis trois jours l’école buissonnière pour recharger leurs accus après une période de dix jours consacrée aux examens et aux révisions. C’est la raison pour laquelle nous n’avons pas enregistré d’incidents, ce qui me permet de mettre à profit cette « trêve » pour m’atteler à un travail d’ordre pédagogique dans le but de dépassionner un débat faussé par des analyses qui le réduisent à une opposition entre « des extrémistes religieux » et des « extrémistes laïcs » et par des considérations de politique politicienne. Expliquer l’origine de la polémique sur le niqàb, dissiper les méprises grossières, dues non seulement à la complexité du problème mais aussi à l’absence de repères culturels et juridiques pour cerner la question et relayées de bonne foi par certains médias induits en erreur par une campagne de désinformation savamment orchestrée par certaines parties me semble une entreprise nécessaire pour impliquer l’opinion publique et particulièrement les étudiants et leurs parents qui se tiennent à l’écart de la controverse parce qu’ils ne maîtrisent pas le problème ou qui préfèrent dans une attitude de neutralité typiquement tunisienne renvoyer dos à dos les protagonistes même si, dans leur for intérieur, ils soutiennent le point de vue des enseignants. L’analyse de la controverse sous l’angle de la conception de la liberté vestimentaire chez chacune des trois parties prenantes dans cette controverse – les universitaires, les défenseurs du niqàb et le gouvernement à majorité nahdhaouie – est la seule susceptible de permettre aussi bien aux acteurs qu’à l’opinion publique de prendre du recul , d’éviter le piège des jugements de valeurs et de d’aider à justifier le point de vue des universitaires dans cette polémique qui prend de plus en plus l’allure d’une confrontation entre deux logiques totalement antinomiques, à l’origine du bras de fer qui dure depuis deux mois. Traiter le problème comme l’expression des clivages entre la droite et la gauche, comme se sont plu à le faire certains journalistes me semble réducteur. Le considérer comme le prolongement des querelles entre « les modernistes mécréants » ulcérés par leur défaite aux élections de la Constituante et les islamistes choisis par les urnes, comme le font les défenseurs du niqàb, qu’ils soient acteurs ou observateurs dans cette affaire, me semble une attitude ridicule qui ne peut qu’exacerber les passions. Les universitaires, qu’ils soient de droite ou de gauche, musulmans pratiquants ou non pratiquants, sont quasi unanimes à s’opposer au port du niqàb dans les activités universitaires liées à la transmission du savoir ou à l’évaluation des connaissances. Le Président de la République, Monsieur Moncef Marzouki ou celui de la Constituante, Monsieur Mustapha Ben Jaafar, qui sont pourtant des hommes de gauche et qui font partie des vainqueurs de ses élections, ont pris fait et cause pour les universitaires non par parti pris politique ou idéologique ou pour des motivations antireligieuses – qui en Tunisie peut mettre en doute l’attachement de ces deux hommes politiques à l’Islam et à ses valeurs ? – mais en tant qu’anciens enseignants de la Faculté de médecine convaincus grâce à leur longue expérience que le contact visuel et la communication non verbale sont des éléments essentiels dans la transmission du savoir. Mais les défenseurs du niqàb à l’université et leurs maîtres spirituels contestent cette approche – regardez leurs prêches sur la page de Facebook Talaba-révolution, la page des sit-ineurs de la Faculté des Lettres, des Arts, des Humanités de la Manouba – non parce qu’ils nient l’impératif pédagogique mais parce qu’ils placent leurs convictions religieuses en matière vestimentaire, très peu partagés en Tunisie, au dessus de toutes les autres considérations.
Au nom de la liberté de croyance et des droits de l’homme
A partir de l’exemple des femmes du prophète, qui portaient le niqàb et qui étaient perçues de ce fait, comme des parangons de vertu et de pureté, ils concluent à la nécessité de faire du voile intégral une obligation pour les Musulmanes. Mus par ces considérations, ils revendiquent pour les étudiantes le droit d’en faire un habit dans tous les endroits publics en vertu d’une liberté vestimentaire exercée au nom de la liberté religieuse garantie par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Il n’est pas dans les prérogatives du conseil scientifique de la faculté ni de son droit d’émettre un quelconque avis sur les croyances des gens et il les respecte au nom de la liberté de conscience et il ne peut que défendre leur exercice. Mais la sécurité de l’institution est de son ressort ainsi que les attributions pédagogiques. Confronté depuis le début de l’année à des incidents liés au port du niqàb, il affirme par écrit en date du 2 novembre 20011 la nécessité pour tous les étudiants de respecter le code vestimentaire en vigueur dans l’université tunisienne depuis sa création et qui oblige les étudiants inscrits dans les établissements d’enseignement supérieur à avoir le visage découvert dans l’enceinte de l’établissement pour des raisons de sécurité d’abord – le niqàb pouvant être un déguisement idéal pour n’importe qui souhaiterait commettre de actes répréhensibles – et surtout pour des raisons pédagogiques selon le principe fondamental garant du bon fonctionnement et du succès de la transmission et de la réception de la connaissance qui est la coopération entre des individus acceptant la communication et le dialogue et qui le font à visage découvert. Mais alors que toutes institutions du pays qui ont fait connaître leurs décisions aux médias – citons à titre d’exemple la Faculté des Lettres de Sousse , les 4 facultés de médecine du pays– maintiennent l’interdiction d’accès des étudiantes portant le niqàb à l’établissement, le conseil scientifique de la Manouba fait par la suite une concession de taille en assouplissant le règlement, se contentant dans les résolutions suivantes d’exiger le dévoilement du visage uniquement dans les cours, pendant les examens et pendant les séances d’encadrement pour ne pas être accusé de porter atteinte à la liberté de conscience même si les autres espaces exclus de l’interdiction du port du niqàb appartiennent à l’enceinte de la faculté et que cette licence comporte des risques pour la sécurité.
Malgré cette souplesse dans l’application du code vestimentaire, des médias et des hommes politiques proches des défenseurs du port du niqàb ne cessent de parler de l’intransigeance du conseil scientifique, de son doyen, occultant cette concession pour faire passer les enseignants de la Manouba pour des gauchistes, ennemis de la religion ! (sic !).
Mais quand on y regarde de plus près, l’on se rend compte que cette tolérance pose des problèmes autres que sécuritaires, des problèmes de société. Les défenseurs du niqàb sont toujours prompts à donner l’exemple de pays comme la Grande Bretagne autorisant le port du niqàb en milieu scolaire à l’appui de leurs revendications. Mais l’analogie n’est pas pertinente. Elle n’est que formelle. Dans les pays auxquels il est fait allusion, ce droit est accordé à une minorité dans le souci de respecter la différence religieuse. Nous ne sommes pas dans ce cas de figure en Tunisie. Il s’agit d’une minorité dans un pays musulman et non dans un pays catholique et la donne change. Ce sont des citoyens à part entière que la chose publique intéresse et qui aspirent à élargir la sphère de leur influence, comme le prouve la propagande actuellement menée à la faculté par cette minorité dont les tendances hégémoniques l’amènent non seulement à perturber les cours et les examens mais aussi à faire un harcèlement moral continu à l’adresse des étudiantes pour les pousser à porter le niqàb , ce qui risque d’engendrer, à moyen terme, des conflits religieux dont on n’a cure. Comme l’a dit le Président de la République à la chaîne de la télévision nationale le surlendemain de son investiture : « Nous avons assez de problèmes en Tunisie, des problèmes sociaux, des problèmes économiques pour en créer d’autres de toutes pièces ».
Même si je m’aventure sur ce terrain un peu glissant par souci de ne pas occulter les problèmes et d’en montrer la complexité, qu’on me permette de faire une dernière objection, non comme pédagogue mais en tant que citoyen que le devenir de l’université intéresse au plus haut point, à ce raisonnement par analogie. Si on fait table rase de l’argument pédagogique et qu’on autorise le niqàb en milieu scolaire au nom de la liberté de conscience, pourquoi ne pas poursuivre l’analogie jusqu’au bout et permettre au nom de ce même respect des droits de l’homme, aux étudiants des confessions religieuses chrétienne et juive et d’autres secte musulmanes d’arborer les signes de leur appartenance religieuse ? A-t-on le droit d’arborer des signes d’appartenance sectaire ou politique dans l’espace réservé au savoir alors qu’il faut dépolitiser l’école et la mettre à l’abri des conflits politico-religieux ? N’est-ce pas faire courir le risque à notre université de l’entraîner dans des querelles religieuses et politiques à partir du moment où minorité agissante veut imposer à une majorité de nouvelles règles de communication à l’école au nom de la liberté religieuse ? Cette minorité oublie, ce faisant, que le principe général de la liberté vestimentaire a toujours été limité dans l’histoire de l’humanité par des normes sociales et par des codes vestimentaires stricts ou souples pouvant prévoir des uniformes réglementaires, qui sont établis par les établissements scolaires et les différentes professions en dehors de toute ingérence du pouvoir politique ou religieux pour des considérations spécifiques à l’activité professionnelle ou scolaire exercée. ».
(à suivre)
Salah HORCHANI
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