Mon grand-père Viet avait fait ses études dans la première université de médecine de l’Indochine créée à Hanoï par le très humaniste Alexandre Yersin en 1904
En 1958 il dirigeait l’hôpital de My Tho, près de Sadec où avait vécu la famille de Marguerite « Duras »
Cet hôpital consistait en un ensemble de bâtiments servant à plusieurs choses : dispensaire, chirurgie, maternité, sanatorium, asile et même prison.
Et proche de l’entrée, il y avait le bâtiment où mon grand-père avait son logement de fonction.
Nous allions souvent lui rendre visite depuis Saïgon.
Au Vietnam, comme en Inde et en Chine, on voyait déjà de tout dans la rue. Toute la misère humaine s’y étalait au grand jour, maladies comprises. Elle nous collait même puisque ces malheureux s’accrochaient à nous jusqu’à ce qu’on leur lâche une pièce.
Je comprends la légende du choc qu’aurait vécu Sidharta Gautama en passant le mur du palais de son père parce pour ma part, je vivais principalement dans un endroit isolé, le tarmac de l’aéroport. Disons que du point de vue de l’habitude de voir des choses dingues, je me situais à mi chemin entre un Viet vivant en pleine ville grouillante et un Parisien d’aujourd’hui.
Contrairement à mes cousins de la ville blasés de tout, je pouvais encore en découvrir et être choqué.
Et c’est dans cet hôpital de mon grand-père, que j’ai vu, entre mille horreurs, un enfant en train d’agoniser du NOMA. A l’époque je comprenais ce mot en deux syllabes, à la vietnamienne où MA veut dire fantôme. Je te dis pas la trouille que ça m’a foutu déjà que nos bonnes prétendaient que leurs bleus provenaient de la morsure de fantômes pendant la nuit.
Et cela pendant que NO ne voulait encore rien dire pour moi (Les masses d’Américains ont débarqué un peu plus tard)
Déjà que MA me foutait la pétoche, ce NO incompris ressortait mystérieux et pire que fantôme, surtout au vu du résultat de la « morsure » sur cet enfant.
( Il avait été trouvé errant seul dans la maison de ses parents, ces derniers ayant été embarqués en prison sur soupçons de communisme)
Comme l’enfant était mourant, il faisait peine à voir mais comment dire, ce n’était pas le monde à l’envers pour moi au sens où quand on saute sur une mine, on est arraché, on agonise et basta.
Tandis que les lépreux (et les malformés de l’agent orange que je verrai plus tard) produisent une étrange impression de gens prétendant à vivre comme tout le monde alors qu’ils sont très anormaux.
Quand on est enfant et qu’on ne saisit pas encore exactement sa place surtout quand on est Eurasien (en sorte de fils qu’aurait eu Marguerite Duras de son Chinois) c’est l’individu complètement difforme qui se déplace, quitte à ce que ce soit en rampant, l’arrière posé sur une planche à roulettes, qui tripote le même argent, qui semble avoir les mêmes aspirations ou désirs de vivre et qui est donc un jumeau d’âme mais dans un corps totalement tordu, c’est lui qui est très terrorisant.
C’est fou.
Ces culs-de-jatte qui se traînaient donc sur des planches avec des roulettes constituées d’un bête roulement à bille tout en acier et bien il m’est arrivé de les jalouser. Pour me fabriquer mes boîtes à savon, je devais bricoler mes roues avec du bois, elles tournaient mal, s’usaient vite et ne faisaient pas vraies. Pour un garçon, pour moi en tous cas, un roulement à bille est une chose bourrée de merveilles techniques et je voulais bien être infirme pour avoir enfin des roulements à billes.
Je ne me suis senti aussi chanceux que ces malheureux que le jour de Noël où mes parents m’ont offert des patins à roulettes.
Whaaahh, 8 roulements tout acier d’un seul coup ! Et me voilà à fantasmer de les porter sous mes blanches Bata pour faire le marché avec ma mère en slalomant entre les immondices et y défier enfin les infirmes avec mon double train de roues. Fantasme resté inassouvi.
En fait, un Mowgli ne peut pas de lui-même caler ses critères de comparaison, jugement, compassion, envie, etc selon la même toise qu’un parisien. Greystoke me fait rire car il est bourré d’erreurs. Cet enfant de la jungle n’est pas assez décalé par rapport à ce que serait un véritable enfant sauvage.
NO MA veut donc dire quelque chose de concret pour moi mais ça me renvoie automatiquement à un passé où trop de choses étaient sens dessus-dessous pour tout le monde et très mal comprises par moi en raison de ma position singulière. A l’époque, pour les deux bords ennemis, un Eurasien symbolisait la traitrise et ne pouvait que trahir et mériter le rejet.
Depuis, j’ai recalé mes toises et je partage les mêmes réflexes compassionnels qu’un habitant du Marais ou de Rotterdam mais je suis surtout épaté qu’on en soit aujourd’hui à avoir d’emblée envie d’aider un infirme qu’on n’a jamais vu alors qu’à l’époque, on m’insultait et me lapidait d’office à la vue de ma beauté qui signifiait une alliance contre nature.
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