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Commentaire de l’interview
Emploi et dynamisme économique
A la lecture de cette interview, on peut se demander si M. Werner n’est
pas un brin provocateur et polémique. Et si ce n’était pas le cas ?
L’article a eu beaucoup de succès et suscité un grand débat dans les
colonnes du même journal. Peut-être pourrait-on faire l’exercice de le
prendre au sérieux et d’approfondir ce qui, à première vue, semble
davantage relever de la boutade que d’une réflexion économique étayée.
Nous reproduisons ici quelques éléments de ce débat.
Premier caillou dans la mare, G. Werner affirme non sans humour que la
création d’emplois n’est pas le problème dans notre société de relative
abondance. Il est même bon que l’emploi aille en diminuant. Le problème
est seulement celui de la répartition des richesses. Que tout le monde
puisse avoir, non pas un revenu minimum, mais un revenu décent pour
vivre.
Le deuxième problème est que notre économie souffre d’un manque de
dynamisme. Les charges sociales et les impôts grèvent lourdement les
entreprises et leur plombent les ailes. Sur ce point, Werner est
d’accord avec les autres patrons, mais il propose une solution radicale.
Non pas rogner sur les salaires et sur les avantages sociaux, mais
supprimer toutes les charges (impôts + charges sociales) – ce qui fera
baisser d’autant les prix – et les transformer intégralement en valeur
ajoutée, ce qui fait remonter les prix à leur valeur précédente. Pour
Christoph Strawe, qui commente l’interview dans sa revue Rundbrief,
cette opération se justifie ainsi : de toutes façons, toutes les
charges, tous les impôts qui incombent aux entreprises sont répercutés
par celles-ci dans les prix. La solution proposée a donc l’avantage de
la transparence, ce qui permet toujours de mieux agir sur la situation.
Mais ce n’est pas le seul intérêt de cette mesure, blanche qu’en
apparence. Libérées du poids de l’impôt, les entreprises pourraient
investir sans entrave. L’économie s’en trouverait dynamisée, surtout
dans le contexte mondial, et la concurrence faussée par les énormes
différences de prélèvements sociaux est rétablie. Sur le plan mondial,
ce système peut conduire à une plus grande justice sociale. Nous y
reviendrons.
Un quatrième avantage, et non des moindres, est cité. Toute la
bureaucratie pour le calcul et la collecte des impôts et des charges
sociales ainsi que pour la répression des fraudes peut disparaître !
Evidemment, il faudra encore s’assurer que les entreprises répercutent
l’allégement de leurs charges par une baisse correspondante des prix. Un
contrôle social approprié pourra éviter cet écueil, par exemple si les
entreprises ne sont réellement exonérées de leurs charges que s’il est
prouvé que la baisse des prix correspondante a bien eu lieu.
Justice fiscale
La grande question que soulève cette proposition est celle de la justice
sociale. L’impôt sur le revenu par tranches successives n’est-il pas
beaucoup plus juste ? Une certaine dégressivité s’obtient aussi avec la
TVA, en taxant peu ou pas les biens de base, comme cela se pratique déjà
d’une certaine manière aujourd’hui. Götz Werner avance un chiffre :
48 %. Une TVA d’environ 48 % couvrirait toutes les charges sociales et
tous les impôts actuellement collectés en Allemagne. Il semble que les
hauts revenus seraient plus taxés avec un impôt sur la consommation (de
type TVA), par exemple en surtaxant certains produits de luxe - qu’avec
l’impôt sur le revenu.
Christoph Strawe pense que la notion d’impôt sur la consommation devrait
également s’étendre à certaines opérations qui constituent une forme de
prélèvement. Il évoque par exemple tous ces revenus qui ne sont la
contrepartie d’aucune prestation, tels que les produits de la
spéculation financière ou les rentes dérivées de la spéculation
foncière. Cela nous conduit à la nécessité d’une réflexion de fond sur
les problèmes du droit foncier et du statut de l’argent. Dans le même
ordre d’idées, le droit de propriété des entreprises mériterait
également un débat. Mais restons réalistes ! Car des modifications dans
ce domaine ne pourront pas être introduites avant la restructuration des
systèmes sociaux et l’instauration du revenu citoyen.
Ainsi certains revenus devront continuer à faire l’objet d’une imposition pendant un certain temps.
Dans ce contexte, C. Strawe cite aussi deux idées surprenantes formulées
par Rudolf Steiner en janvier 1919, alors qu’il énonçait pour la
première fois l’idée d’un impôt sur les dépenses : un dépôt en banque,
dit-il, est une dépense et l’argent qui passe une frontière doit payer
un impôt à cette frontière.2 Ces pensées mériteraient un examen
approfondi…
Justice mondiale
En plus d’une plus grande justice sociale, l’impôt sur la consommation
contribuerait aussi à un commerce plus équitable. Quand il est question
ici de commerce international, précisons qu’il ne s’agit pas de
favoriser coûte que coûte les exportations mais d’établir des conditions
d’échange justes à l’échelle mondiale. Rappelons qu’à l’exportation,
les prix sont toujours hors taxe. Dans le système proposé, ils seront
donc beaucoup plus concurrentiels. Ici C. Strawe suggère que les
partenaires étrangers soient encouragés à adopter ce même modèle
d’imposition et à appliquer une taxe sociale sur les produits importés
de chez nous. Pour les pays en voie de développement, ce serait un bon
moyen de mettre en place des systèmes sociaux.
En ce qui concerne le manque à gagner de TVA sur les produits exportés,
il est compensé par la TVA que l’on applique aux importations. Cela
s’équilibre si les exportations sont équivalentes aux importations. Dans
ce cas, il conviendrait néanmoins d’instaurer le nouveau système
progressivement, afin d’aplanir les difficultés qui peuvent se
présenter. Il reste à considérer le cas où les exportations sont
excédentaires. Il faut alors s’attendre à des répercussions sur les prix
et les rectifier au besoin.
Notons toutefois que depuis les trois ans d’existence de l’Euro, nous
avons assisté à des écarts entre l’Euro et le dollar de l’ordre de 30 %.
Ces écarts ont pu être maîtrisés sans grosses difficultés. Dans nos
habitudes de pensées, il paraît normal que les marchés financiers
anonymes effectuent des modifications à cet effet, alors que des
modifications minimes entreprises par une volonté sociale éveillent
aussitôt des images de scénarios catastrophes.
Un revenu de base citoyen
Si l’on poursuit jusqu’au bout la logique de G. Werner, il ne faudrait
pas seulement alléger l’entreprise de ses charges sociales, mais de tout
ce qui a trait au travail, c’est-à-dire des salaires. Le travail n’est
pas une marchandise. Il ne devrait donc pas être comptabilisé comme tel.
Mais quelle est la valeur du travail ? Rudolf Steiner énonce à ce sujet
ce qu’il appelle la « loi sociale fondamentale » : « Une communauté de
personnes travaillant ensemble fonctionne d’autant plus sainement que
chacun revendique moins pour lui une part de sa propre production,
c’est-à-dire qu’il cède davantage de sa production à ses collaborateurs
et que ses propres besoins sont satisfaits par le fruit non pas de son
travail mais de celui des autres. » La valeur du travail résiderait donc
notamment dans le fait de produire quelque chose pour les autres. Si
l’on prend ce point de vue comme hypothèse de travail, on peut dire que
ce qu’une personne touche pour vivre doit lui venir de la communauté et
pas de son travail direct. Son travail direct sert à faire vivre la
communauté. L’idée d’un revenu social devient alors évidente. G. Werner
propose un revenu de base. Il ne dit rien de son financement. Mais il
est clair que les économies réalisées par une diminution de la
bureaucratie et les gains obtenus par la vivification de l’économie que
permettraient ses deux propositions : un seul impôt, de type TVA et un
revenu distribué non par l’entreprise mais par la société, devraient
déjà y contribuer de manière importante. Reste à trouver les
mécanismes !
Le financement d’une telle mesure met évidemment en jeu d’énormes masses
d’argent, ce qui ne manquera pas d’effrayer certains. Mais on verrait
déjà un premier problème se résoudre : les bénéficiaires du revenu de
base qui ne recherchent qu’un complément de ressources n’entreront pas
en concurrence sur le marché « primaire » du travail avec ceux qui ont
besoin d’un revenu complet. L’on évite ainsi une pression à la baisse
sur les salaires. Par ailleurs, les entreprises et les organismes
d’intérêt général auraient la possibilité d’embaucher des personnes dont
il suffira de compléter les revenus en fonction de leurs besoins et de
leurs capacités. Cela pourrait impulser une formidable dynamique
sociale, notamment parce que le travail accompli dans des domaines
insuffisamment pourvus comme la culture, l’environnement et l’action
sociale, recevra enfin une contrepartie en argent.
Le président des Archives de l’économie mondiale, à Hambourg, estime
qu’un revenu de base est tout à fait finançable et indique que le seul
fait de réduire la bureaucratie du système social ouvre déjà de nouveaux
champs d’action.
Par conséquent, si la volonté politique existe d’instaurer un revenu de
base inconditionnel, la faisabilité d’un tel projet ne paraît pas
irréaliste.
Des questions
Une foule d’autres questions se posent évidemment, par exemple : comment
se positionner par rapport aux flux d’immigration que l’instauration
d’un revenu de base peut susciter ? Doit-on limiter le droit à une
sécurité de base aux seuls ressortissants d’un pays ou existe-t-il
d’autres moyens d’éviter des problèmes qui pourraient s’avérer
difficiles à maîtriser. Et qu’en est-il des citoyens vivant à
l’étranger ? Comment étendre le revenu de base au monde entier,
instaurer le droit à un revenu de base dans le plus grand nombre de
pays ?
Enfin, une question ou objection ultime ne manquera pas d’être
formulée : les gens ne découvriront-ils pas les vertus de la paresse ?
Sans répéter ici les arguments déjà développés par d’autres, évoquons
seulement le fait que beaucoup de gens ont besoin aujourd’hui d’une aide
et d’un accompagnement pour reprendre les rênes de leur vie et se
responsabiliser par rapport à autrui. Si le revenu de base laisse les
gens libres, cela ne veut pas dire qu’ils seront laissés seuls. Au
contraire, ce revenu de base permettrait de développer sur tous les
plans un travail social qui aujourd’hui se réduit de plus en plus à une
peau de chagrin, faute d’argent. L’essentiel est que le revenu de base
inconditionnel redonne du courage aux femmes et aux hommes si souvent
plongés aujourd’hui dans la peur et l’impuissance.
Vers une autre économie ?
On s’aperçoit que l’idée de commuer les charges et impôts sur les
revenus en taxes sur la consommation ainsi que l’idée d’un revenu de
base solidaire pour tous peuvent se mettre progressivement en place sans
beaucoup modifier les prix. Et pourtant les effets seraient
considérables. Ces mesures répareraient beaucoup de maux sociaux et
répondraient à beaucoup de nos problèmes actuels. Comment cela
s’explique-t-il ? Un ingrédient immatériel a été ajouté à quelque chose
qui, comptablement, paraît équivalent : c’est une valeur non pas
financière mais humaine, celle du travail pour le bien commun et non
pour soi, celle du service rendu à la communauté dont l’effet en retour
est aussi un bien pour soi.
(1) L’article de Götz Werner a suscité beaucoup de réactions positives.
Plus d’un lecteur a souhaité que ces idées hors des chemins battus
soient approfondies, expérimentées, mises à l’épreuve de la réalité,
pour voir concrètement comment avancer avec elles. Quand devons-nous
commencer, a demandé l’un. Et il répond lui-même : Maintenant, sans plus
tarder !
Faux modèles économiques
L’égoïsme est-il un moteur de l’économie ?
Joseph Stiglitz, lauréat du prix Nobel d’économie et ancien directeur
économique de la banque mondiale, interviewé par la revue Rundbrief,
Dreigliederung des sozialen Organismus.
Adam Smith, le célèbre économiste anglais et grand prêtre de tous les
libéraux du marché, prétendait que les principales forces motrices qui
stimulaient l’individu sont l’égoïsme et l’avidité.
…
Smith ne l’a pas exprimé de façon aussi négative. Il voulait dire qu’il
faut s’appuyer sur l’intérêt personnel des gens pour créer le bien pour
tous
… Nous, économistes, affirmons que si l’on donne aux gens des stimulants, ils y réagissent.
…
Donc, si on dit à quelqu’un : la malhonnêteté, ça paye, il y a de
grandes chances qu’on en fasse une canaille. C’est précisément ce qui
s’est passé ces dernières années. On a donné de fortes incitations
financières à beaucoup de hauts dirigeants afin qu’ils maximisent leurs
profits en peu de temps. Résultat ? Beaucoup ont perdu la tête, ruiné
leur firme et détruit des emplois.
Une image assez déprimante de l’homme. – Je dirais plutôt une image
cynique. Prenons l’une des prémisses de l’économie : tout a un prix. Il
est difficile de faire plus cynique. Cela signifie tout simplement que
l’on ne peut pas se fier à des valeurs telles que la loyauté et la
solidarité. Dès que les incitations matérielles sont suffisamment
fortes, les gens perdent les pédales.
Mais c’est horrible. – En effet. Cependant, la situation est peut-être
moins grave qu’il n’y paraît. Les deux collègues qui ont reçu le prix
Nobel d’économie l’an dernier, Daniel Kahneman et Vernon L. Smith, ont
découvert par bonheur que beaucoup de théories économiques sont loin de
la réalité.
Pourquoi ? – Parce que les hommes sont systématiquement non
systématiques dans leurs actes. Ces deux chercheurs ont prouvé que la
plupart des gens sont beaucoup moins égoïstes que ne le croyaient les
économistes.
Est-ce à dire que tous les modèles économiques sont faux ? – Force nous
est malheureusement d’admettre qu’ils passent à côté de la réalité.
Les hommes ne sont donc pas aussi intéressés qu’Adam Smith le
prétendait ? – Ils n’agissent pas dans les termes qu’on prête en général
à Adam Smith. Et ce n’est pas tout. Le deuxième enseignement est le
suivant : nous, les économistes, nous sommes le groupe humain le plus
égoïste qui soit. Dans nos théories, nous nous sommes donc surtout
décrits nous-mêmes !
http://www.tournant.org/articles/re...