Cher Guillaume
Quand, sur l’autre site, je vous ai repris parce que vous utilisiez le terme “Lider Máximo », c’est tout simplement, puisque vous débutez dans le métier, pour vous inviter à ne pas reprendre la terminologie de l’adversaire : dire que Fidel est « el máximo líder de la révolución cubana » (c0mme cela apparaît dans cette photocopie d’un journal du début de la Révolution), c’est énoncer une lapalissade, ce qui reviendrait à dire en gros que Chirac est la plus haute autorité de la République française ; en revanche, utiliser « Líder Maximo », c’est reprendre à son compte un cliché de la presse transnationale qui, à force de l’assener comme elle seule le faire (c’est bien pour ça qu’elle abrutit), veut faire croire, car telle est la visée finale de l’expression, que c’est là le titre officiel que le « dictateur » a imposé à ses sujet apeurés, de la même manière que Trujillo en République dominicaine portait toute une kyrielle d’appellations contrôlées de ce genre. Croyez-moi, les mots ni les expressions ne sont innocents.
Ceci dit, je vois que votre article a suscité un flot de réactions bien supérieur à l’autre site où je vous avais répondu. En fait, sur Agora, on ne réfléchit pas, on « tchatche » comme on dit maintenant. Alors, forcément, la profondeur d’analyse n’est pas souvent au rendez-vous. D’autant que, si vous comptez bien - je me suis tapé tous les commentaires, juste pour voir -, vous constaterez que ce sont en fait toujours les mêmes qui vous répondent, les « ténors », pour ainsi dire, en général très belliqueux et agressifs parce qu’ayant la science apparemment infuse, et qui sont prêts à vous pardonner votre péché de jeunesse : ne pas vouer aux gémonies la Révolution cubaine, et y trouver même quelques petites choses de bon, à condition que vous « mûrissiez » vite pour adopter au plus tôt le « politiquement correct » de l’impensée unique. Croyez bien qu’à la moindre récidive de votre part, ils ne seront plus si compréhensifs.
Vos donneurs de leçons sont bardés dans leurs certitudes, et vous ne les en ferez point démordre. Et encore moins vous, un jeunot imberbe sans expérience de la vie. Eux, en revanche, ils ont tout vu, tout compris, tout saisi de notre monde, et vous ne le prendrez jamais au défaut de la cuirasse.
Pour eux, Cuba est un enfer ; « Castro » est un dinosaure rescapé de la guerre froide (c’est en gros ce que dit un de vos correspondants) ; la « Révolution cubaine » n’est qu’une resucée antillaise des pays de l’Est ; le pauvre peuple cubain vit dans la terreur, crève la faim à cause du communisme, etc., etc., vous devez connaître les clichés éculés et les poncifs sans doute un peu moins que moi, mais vous devez quand même, malgré votre « jeunesse », en connaître quelques-uns. De ça, vous ne les ferez jamais démordre.
Après, demandez-leur de vous expliquer comment est conformé le système politique cubain, ou encore le système électoral, comment se répartit le pouvoir politique, comment est élu l’Assemblée nationale, comment le pays est divisé du point de vue administratif, ou alors demandez-leur de vous parler un peu de l’économie, bref, de vous toucher deux ou trois mots de certaines réalités qui expliquent un pays et un système politique, et il est à peu certain que vos « tchatcheurs » impénitents resteront muets comme des carpes et les doigts en panne sur le clavier.
Surtout, ne commettez pas la gaffe de leur parler du blocus (eux, disent l’embargo, comme l’administration étasunienne) : ils vous riront au nez en s’esclaffant, comme le fait un des vos correspondants, que Cuba achète pour des millions en aliments aux USA et que le fameux blocus n’est donc qu’une invention de « Castro » pour masquer sa gabegie. Ne tentez pas d’aller plus loin et de leur expliquer que le blocus, c’est bien autre chose que ça, qu’il y a sans doute une petite raison pour que, depuis maintenant treize ans, l’Assemblée générale des Nations Unies vote à chaque session une Résolution intitulée précisément : « Nécessité de lever le blocus économique, commercial et financier appliqué à Cuba par les Etats-Unis d’Amérique » à une majorité hyper-écrasante, puisque seuls les Etats-Unis et (je vous le donne en mille, mais oui, vous avez gagné) Israël votent religieusement contre (et ces derniers temps deux îlots de la Micronésie). Ils vous diront que la totalité des nations du monde se laissent gruger par les micmacs communistes de « Castro » !
Si vous vous lancez dans l’histoire de Cuba, surtout ne vous avisez pas de leur demander ce qu’ils savent de Céspedes, de Calixto García, d’Antonio Maceo, de Manuel Sanguily, de Gualberto Gómez, ou alors de José Antonio Saco, ou de Domingo del Monte, ou bien encore de Milanés, car vous pouvez parier que vos interlocuteurs resteront bouche bée (et encore, j’ai été très gentil, je n’ai pris que des noms très connus ici).
Ne vous avisez pas non plus de leur parler de l’amendement Platt, de la guerre des Dix Ans, ou de la prise de La Havane par les Anglais, ou de la Conspiration de l’Echelle, ou de la guerre hispano-cubano-nord-américaine, etc., etc., parce qu’il est probable qu’ils n’en n’auront pas la moindre idée.
Et si vous leur demandez un petit aperçu des soixante ans de néo-colonialisme, juste dans ses grandes étapes, vos donneurs de leçons n’en sauront sans doute rien.
Sans même remonter si loin, ils seront vraisemblablement incapables de vous dire quelque chose d’intéressant sur l’histoire de la Révolution cubaine...
À quoi bon s’embarrasser de l’histoire d’un pays pour tenter d’en suivre et d’en expliquer le cheminement dans le temps ?
Eux, ils ont décidé d’avance que Cuba est tout ce que je vous ai dit plus haut (et pis encore sans doute), qu’ils n’ont pas besoin d’en savoir plus pour décréter l’insanité d’un système politique antédiluvien, tout comme son dictateur.
Si vous tentez timidement - parce qu’ils ont le verbe haut et fort de ceux qui savent - de leur dire que, comme c’est curieux, mais dans le tiers monde les peuples n’ont pas du tout cette vision-là de Cuba, que son « dictateur » fait la une et vole la vedette à tous les autres présidents chaque fois qu’il se présente à un Sommet de chefs d’Etat (je ne prendrais pas comme exemple Bush, ce serait trop facile, qui a si peur de le rencontrer et de faire le ridicule en face de lui qu’il avait même contraint son grand pote Vicente Fox à agir comme un goujat à un Sommet de je ne souviens plus trop quoi au Mexique), que les foules se précipitent pour l’écouter où qu’il aille (et la ferveur et l’intensité avec lesquelles elles boivent ses paroles indiquent à quel point elles sont anxieuses d’entendre dire des choses que jamais aucun de leur président ne leur dit avec tant d’élégance et de profondeur), bref, si vous tentez de leur suggérer que le tiers monde - et nombre de ses dirigeants qui ne sont pas du tout communistes - n’ont pas du tout le même regard sur le « dinosaure » que la majorité de l’Occident riche et repu, que les crève-la-faim et les couillonnés de l’Histoire sont eux admiratifs devant ce qu’a fait la Révolution cubaine et son « dictateur », ils vous répondront alors que les masses sont grégaires et les peuples idiots, et qu’il faut en changer.
Il faut d’autant plus en changer que les sinistrés pakistanais ont été capables, rien moins qu’à 1,7 million, de se faire soigner et opérer par les médecins communistes de Castro, sans crainte de se faire laver le cerveau, les innocents, ou alors de continuer, maintenant que les troupes castristes se sont retirées au terme de six mois d’occupation des flancs de l’Himalaya, d’affluer dans les trente-deux hôpitaux de campagne équipés de la technologie médicale et chirurgicale dernier cri que ces mêmes troupes ont abandonnés dans leur retraite, sans craindre, les ingénus, les miasmes idéologiques délétères que les communistes ont sans aucun doute, ô perversité sans nom, laissées à dessein à l’intérieur. Il faut d’autant plus en changer que des dizaines de milliers de malvoyants voyagent même jusque dans l’île de l’ « autocrate » pour se faire soigner gratis, ô démagogie populiste insondable, de la cataracte, du ptérygion, du glaucome et d’autres affections de la vue, sans peur, ces pauvres de porte-monnaie et d’esprit, de se faire infiltrer les virus nocifs que l’infâme Castro mijote dans des centres de biotechnologie que ne sont, selon le State Department, que des laboratoires de guerre bactériologique. Il faut d’autant plus en changer, et le plus vite sera le mieux, que les pauvres osent entrer dans les hôpitaux ophtalmologiques dont le « dictateur », dans une offensive irrésistible, vient de faire don aux indiens boliviens pour recouvrer eux aussi la vue gratuitement. Et puis aussi en Équateur, et au Venezuela et ailleurs encore... Il faut d’autant plus en changer que les peuples acceptent de se faire soigner dans presque une centaine de pays de monde par une bonne vingtaine de milliers de personnels médicaux et paramédicaux qui se précipitent dans les régions les plus reculées pour aller endoctriner les esprits à des endroits où personne ne va jamais.
Il faut d’autant plus vite en changer que le « dinosaure » pousse même son offensive jusqu’en Nouvelle-Zélande où des conseillers cubains vont endoctriner sous prétexte d’alphabétisation des Maoris qui n’ont que faire de savoir lire et écrire, le dictateur ayant poussé le cynisme jusqu’à faire inventer par ses pédagogues rouges une méthode d’alphabétisation par moyens audiovisuels qui a permis d’alphabétiser en un peu plus d’un an plus de 1 500 000 Vénézuéliens et de liquider ce fléau dans le pays, et que plusieurs gouvernements ou gouverneurs ou préfets de pays du tiers la lui réclament sans redouter le lavage de cerveau concomitant.
Oui, curieusement, on ne porte pas le même regard sur « Castro » quand on est au Nord et quand on est du Sud. Et je me convaincs de plus en plus que l’eurocentrisme est le pire lieu géographique pour connaître le monde tel qu’il va. Et surtout le comprendre.
Alors, Guillaume, ne vous fatiguez pas : les « tchatcheurs du cyberespace », bien calés derrière leurs claviers, leur micros et leurs webcams, ont tout compris, eux, savent tout de tout, même s’ils disent des bourdes monumentales en croyant assener des arguments massues.
A propos, puisque je me sens en veine de gentillesse ce soir, je vais me mettre en contact avec le département d’Etat pour lui proposer d’embaucher celui de vos donneurs de leçons qui vous affirme tout rond que de 50 000 à 80 000 Cubains terrorisés fuient leur île tous les ans en radeaux et autres moyens de transport... Celui-là serait une fort bonne recrue pour le département de propagande anticubaine du State Department, dont même les employés les plus inventifs n’osent aligner des chiffres aussi farfelus, se contentant de citer les statistiques officielles qui tournent autour de 2 000 ou 3 000. Pas de doute que, devant un tel manque de scrupules, Mme Condoléance Riz lui ferait un pont d’or. (Ah, Guillaume, ne soyez pas méchant et ne lui demandez surtout pas de vous faire un petit topo sur la Loi d’ajustement cubain !)
Mais, enfin, vous êtes jeune, vous avez de l’énergie à revendre, et peut-être parviendrez-vous un jour (mais j’en doute) à faire comprendre à ces messieurs-dames que Cuba et sa Révolution n’est pas cette caricature qu’ils se complaisent à nous dépeindre.
Jacques-François Bonaldi (La Havane) [email protected]
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