Ça fait bien le millième billet sur ce sujet
Mais pas un n’a dit ce que l’on perd en perdant une langue
Pas un n’a dit ce que le français avait de spécifique (ainsi que toute langue)
Le français partage telle caractéristique avec telles langues, telle autre caractéristique avec telles autres langues du point de vue sémantique, dialectique et social.
Si on perd le français en certains points clefs, on perd la manière française de voir les choses.
Ce n’est pas le fait de dire chewing-gum à la place de gomme à mâcher qui a de l’importance, c’est autre chose.
Ce qui est lourd, important, conséquent, se cache dans ce que nous ne percevons plus à force d’être dedans.
C’est par exemple dans notre manière de genrer les mots
Ici (dans l’espace francophone), on dit « une personne » et « une merde »
Nous ne le réalisons pas mais cela nous permet de dire qu’une personne est une merde.
Ça vaut ce que ça vaut, je ne raconte pas ça pour en juger en Bien /Mal.
Cette manière de concevoir nos articles nous permet de chosifier des personnes mais aussi de personnaliser des choses.
Figurez-vous que cette faculté n’est pas universelle
Remarquez ceci :
Autant il nous est facile de dire que « Cette personne est une merde », autant nous commençons à ramer pour dire que « Cette personne est un con ».
Nous butons donc sur un détail dans notre manière de genrer.
Nous avons déjà du mal à faire coïncider une personne (genrée au féminin) avec un objet (genré au masculin)
Alors nous nous retrouvons obligés de dire « Cette personne est une conne ».
Vous voyez que le seul fait devoir faire coïncider masculin et féminin nous pose déjà des difficultés qui, du coup, pourraient presque nous interdire ce rapprochement. Il se trouve que con se transforme assez facilement en conne mais anus ne se féminise pas aussi facilement et il est difficile de masculiniser bite.
Or il existe des langues tout autrement genrées où il est impossible de faire des assemblages en « Cette personne est une merde »
Cette phrase est intraduisible en vietnamien
En vietnamien, les genres sont plus nombreux et donnent dans le Animal (homme inclus) ; Végétal ; Liquide, Morceau, Partie, Machine, Véhicule, Esprit....(Il y a des langues à 30 genres)
On peut y dire qu’une personne est un chien mais pas qu’elle est une merde
On ne peut pas chosifier une personne ou une bestiole
Ici on peut dire que le soleil se couche
On ne peut pas le dire en vietnamien
Ici on peut dire que l’eau dort
On ne peut pas le dire en vietnamien
En revanche, en viet on peut faire des associations d’idéations qu’on ne peut pas faire en français. Chaque langue a ses mouvements ou gymnastiques intellectuelles. Chaque langue fait des rapprochements ou voit des compatibilités qui lui sont propres.
En viet on peut donner aux personnes et bestioles un nom propre relatif à un nuage, à une fleur, à une larme d’argent, à un dragon et pourquoi pas à une merde. Mais seulement au niveau du nom propre. Du reste, on appelle les bébés en « goutte de boue » afin que les esprits ne soient pas jaloux de lui. A la limite on pourrait appeler une personne Merde mais on ne pourrait pas dire « Mon voisin Merde est une merde »
Le fait qu’un peuple ne puisse pas chosifier une personne, pas même une bestiole, a évidemment des incidences en termes de respect.
Mais je ne veux pas m’appesantir sur les jugements moraux. Ce n’est pas le sujet de ce papier.
Je veux seulement souligner que des détails qui nous semblent minuscules ont une forte incidence dans notre manière de regarder les choses et les personnes
Ainsi d’un autre point de vue, le fait de mettre au masculin le mot nuage a un aspect absurde qui fait partie intégrante de notre manière d’être. Nous sommes un des peuples à avoir énormément exploré les absurdes (surtout au XIXème siècle) ou le comique depuis les mots (en plus du comique des situations)
Que serait Raymond Devos sans les absurdités que provoquent les homonymies ou les double sens de nos mots ?
Alors que l’absurde ou le double sens du mot amateur peut évidemment sembler inutile ou honteux, qui sait si, à le perdre, nous ne perdrions pas un paquet d’autres choses qui y sont rattachées
Je ne puis hélas pas faire ici le tour complet des singularités profondes du français mais j’espère vous avoir sensibilisé un peu sur des arguments jamais mentionnés à ma connaissance.
L’intrusion de mots étrangers n’est pas conséquente ou alors seulement en termes d’orgueil nationaliste-culturel.
Insérés dans nos phrases en français, bien qu’ils aient des sèmes originellement souvent différents, les mots étrangers se retrouvent tout de même repérés et sont alors comme isolés ou emballés d’exotisme. Ils ne perturbent pas notre dialectique
Bien plus conséquente serait la perte de notre manière de genrer, de conjuguer, de signaler les pluriels, de syntaxer, d’accorder, etc.
Je ne connais rien aux mille patois de France que nous avons perdus au XIXème siècle en raison du ferrysme mais j’imagine sans peine que chacun offrait une manière singulière de considérer les choses
Je signale accessoirement que notre Je ou notre Moi s’entend ici d’une manière plus lâche (molle) moins certaine, que dans le vietnamien où lorsqu’une personne dit « Je vais à l’école » ça veut dire qu’elle en a décidé elle-même ; ce qui n’est pas le cas ici.
Ça a des conséquences en matière de responsabilité donc sur le plan juridique.
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