à Cambronne
Ayant lu tous vos posts, il me semble que celui du 10 octobre, de 12h19, résume l’ensemble de votre approche, relativement à la torture appliquée en Algérie.
• Vous dites au second paragraphe : « La hiérarchie militaire de l’époque reconnaît le fait sans dire que c’était systématique et pratiqué par tous et tout le temps ». La phrase est ambiguë : faut-il entendre par là que la position de cette hiérarchie refuse d’admettre qu’il y a eu torture systématique, partout et durant toute la guerre, ou que cette hiérarchie reconnaisse l’inverse ? Il est important que l’on sache le sens exact à donner à votre affirmation.
• Reprenant à votre compte la théorie de Massu, qu’il me semble avoir également lue dans l’ouvrage cité, vous tentez de justifier la torture en évoquant la ritournelle du poseur de bombes qui doit impérativement avouer au plus vite son crime, avant que celles-ci n’explosent. Mais, que je vous rafraîchisse la mémoire : les rares bombes, qui ont été posées dans des lieux publics et ont touché injustement des civils, ne dépassent guère la dizaine (4 ou 5 à Alger et quelques autres dans d’autres villes), sans plus. Je me permets de rappeler au passage que l’usage de ces bombes, au départ, avait été retenu comme réplique à l’attentat de la rue de Thèbes, dans la Casbah d’Alger, ayant impliqué un commissaire de police et ses subordonnés tous en fonction à l’époque. Ce crime ignoble avait fait, si je ne m’abuse, 26 morts parmi les familles habitant le vieil immeuble piégé. Au demeurant, dès la mi 1957, de tels attentats, jugés contre-productifs au plan politique, ont définitivement cessé sur injonction formelle de la hiérarchie FLN. Par contre, dans le bled, où la simple tentation de poser des bombes dans des lieux publics s’éliminait d’elle-même faute de bars et de restaurants pratiqués par les Européens, les fellaghas disposaient, il est vrai, de la faculté de poser les bombes sur les routes que fréquentaient principalement les troupes françaises. N’est-ce pas de bonne guerre que ces rebelles, sans grand choix des armes, s’en prissent alors, également par des bombes de leur seule fabrication, à ces troupes qui représentaient l’ennemi, comme l’avaient fait à juste titre les résistants français contre les occupants nazis ?
La torture appliquée systématiquement, je souligne ce mot pour l’avoir vécue personnellement, de surcroît enfant, dans mon propre village de Kabylie, n’a pas été un acte isolé qui tendrait à dédouaner le plus gros des troupes françaises engagées dans cette sale guerre. Elle ne s’est pas non plus exercée avec quelque discrimination alléguée par les Massu et consorts, au nom d’une soi-disant pacification expliquant une lutte dirigée contre les seuls rebelles, fauteurs de troubles. Et c’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle les Algériens, au moment de s’autodéterminer, en juillet 1962, ont choisi massivement leur indépendance totale. La vérité nous commande de témoigner, à l’intention principalement des générations montantes, en guise de simple mise en garde, que l’armée française, en Algérie, s’est comportée de la façon la plus ignoble et la plus indigne d’une puissance de ce rang. Jugeons-en, par cette simple anecdote que je livre de mon propre vécu.
Cela se passait en janvier 1957, au dernier jour de carême musulman, donc à la veille d’une fête religieuse de premier ordre. Tirés du lit, aux aurores, mon père et moi, par des soldats entrés brutalement chez nous, nous avons été conduits avec l’ensemble des villageois, sans même avoir disposé au préalable de la possibilité de nous rhabiller et moins encore de faire nos besoins, au poste militaire de T.M., installé dans l’enceinte même de notre collège situé à 2 kilomètres du village, qui avait été fermé depuis environ huit mois à la suite de la grève des étudiants. C’était le siège d’une compagnie de Chasseurs alpins dirigée alors par le capitaine de C*** (un noble, aurez-vous remarqué). Une fois arrivés sur les lieux, durant toute une journée entière, nous (une centaine d’hommes environ) avons été parqués dans la cour de l’école, en rangs serrés, les mains sur la tête, avec interdiction formelle de parler ou de bouger. A partir de onze heures, ont commencé alors les interpellations d’abord de jeunes quasiment de mon âge (15 ans et plus), puis d’adultes. A tour de rôle, les uns comme les autres pénétraient dans l’ancien et beau bureau du directeur de l’école, transformé tout bonnement en salle de torture, où voisinaient des piles de nos anciens devoirs de composition entassées pêle-mêle dans un coin avec des seaux d’eau, une potence, une gégène posée sur une table scolaire, une chaise et une bassine d’eau savonneuse, attirail dont vous devinez sans doute l’usage. 8 à 10 mètres tout au plus nous séparaient de ce bureau devenu sinistre. Et là, je fais grâce aux âmes sensibles des horreurs que vivaient, des heures durant, nos malheureux coreligionnaires qui, pour la plupart, n’avaient strictement aucun lien même indirect avec la rébellion. A l’issue de chaque séance, qui nous semblait durer des journées, ressortait une espèce de loque humaine, sanguinolente, méconnaissable, le plus souvent inconsciente, traînée par deux lascars en sueur vers les escaliers conduisant au rez-de-chaussée d’où, l’instant d’après, nous parvenait le claquement d’une porte qui se refermait avec grand bruit. L’homme, la bête humaine, révélait ainsi à chaque fois, par un processus devenu vite routinier, aux yeux de nous tous qui attendions chacun la peur au ventre notre tour, ses véritables capacités de destruction de son semblable. Au nom de quoi finalement de tels excès ont été commis sous le contrôle d’officiers de carrière comme le sous-lieutenant M*** et l’adjudant G*** ? Pour servir quelle cause ? puisque l’indépendance du pays devenait inéluctable, par la grâce de cette seconde guerre mondiale qui avait suffisamment démontré que même un empire colonialiste comme celui de la France pouvait être réduit en miettes, et qu’elle-même devrait son propre salut au concours des deux plus fortes puissances mondiales de la planète.
Cette scène inoubliable m’a mis en devoir depuis de ne jamais rien croire des promesses fallacieuses et des boniments humanistes de la France, fussent-ils les uns et les autres inspirés par un simple devoir de mémoire ou d’élémentaire équité.
• S’agissant enfin « d’atrocités commises par les fellaghas », que Cambronne me permette de restituer ici les mêmes termes souvent employés à ce propos par un ancien collègue, Paul B***, Français de souche, franc-maçon, progressiste de grande culture, qui disait : « J’admets volontiers qu’un indigène inculte, abandonné à lui-même, s’insurge, parce qu’il est nu et n’a rien à bouffer, et pousse sa révolte jusqu’à couper sauvagement les couilles d’un homme pour les lui mettre dans la bouche. Je refuse en revanche qu’un Français, digne de ce nom, catholique de surcroît, qui se dit civilisé et cultivé, se rabaisse au niveau de cet être immonde qu’on croirait sorti de la préhistoire mais bénéficiant de circonstances atténuantes, pour exercer à son tour les pires atrocités sur les indigènes. » Je crois que tout est dit ici. Si la France avait eu la simple présence d’esprit de reconnaître aux indigènes colonisés les droits les plus élémentaires qui lui étaient dus déjà en tant qu’êtres humains simplement, sans nul doute une rupture aussi nette n’aurait pas conclu une présence française de plus d’un siècle en Algérie, bien qu’elle fût au grand désavantage des autochtones, faut-il le rappeler.
Comme on le voit, si repentance il doit y avoir de la part des Français, qui s’égosillent par ailleurs à la faire reconnaître aux Turcs pour leurs méfaits en Arménie, ce n’est sûrement pas en direction d’un Bouteflika, intégriste notoire et apprenti dictateur il est vrai, qu’elle doit s’exprimer. C’est le peuple algérien tout entier (à commencer par les générations montantes qui s’interrogent avec raison sur l’histoire de leurs aïeux), qui l’attend avec pour principal objectif de clore un dossier éminemment douloureux et chargé d’émotion. Il est quasiment certain qu’un tel geste largement justifié et honorable pour la France ne manquerait pas d’affecter positivement d’abord toute cette frange nombreuse de l’émigration algérienne vivant particulièrement chez elle et ensuite les relations à venir des deux pays, qui restent hypothéquées jusqu’ici par une méfiance réciproque. Faisons donc ensemble l’effort de cicatriser la plaie ! Il y va de notre devoir à tous.
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