On n’a pas tous les jours l’occasion de parler à un détracteur de l’espéranto qui a vingt ans d’espéranto dans les pattes, et cela ne manque pas d’intérêt. Une des spécialisations des examens français d’espéranto consiste à savoir informer de manière convaincante un public ou un journaliste sur l’espéranto, et quelqu’un qui parviendrrait à vous convaincre, cher Chocolat Bleu Pâle, mériterait les félicitations du jury.
Quelques remarques dans le désordre.
Avec ma formation kantienne, je pense qu’il est dangereux de distinguer un problème de la perception que l’on a du problème. Déjà la notion de « réalité linguistique » fait l’objet de bien des débats - je me rappelle la question soulevée par Pierre-Yves Raccah il y a une dizaine d’années : doit-on parler de « reconstruction du sens » ou de « construction du sens » -... Il est bien clair que toute activité humaine, sportive, intellectuelle, pratique d’une langue, etc... a ses motivations psychologiques : c’est pour une raison exclusivement psychologique que je n’ai jamais réussi à apprendre l’anglais convenablement alors que l’espéranto m’est venu sans grand effort. Donc étudier quelles sont les motivations psychologiques qui ont poussé les espérantistes à étudier cette langue et à s’enflammer dès que quelqu’un la critique, c’est tout aussi intéressant que d’étudier les motivations psychologiques qui poussent certains individus à circuler à vélo ou à se plaindre des automobilistes... mais c’est totalement indépendant du fait que le vélo est un moyen de locomotion, même s’il ne prétend pas rivaliser avec l’avion.
Sur l’affirmation « en matière linguistique, justement, Chomsky s’y connaît mieux que nous », permettez-moi d’exprimer des réserves. Chomsky n’est certainement pas le mieux placé pour répondre à la question : qu’est-ce qu’une langue ? Je rappelle l’article d’André Martinet, « pour une linguistique des langues », le paragraphe de l’ouvrage de Claude Hagège « la grammaire générative », où il critique l’omniprésence d’une langue (André Martinet et Claude Hagège étaient mes deux parrains, il y a plus de vingt ans, à la Société de Linguistique de Paris). Définir ce qu’est une langue, ce n’était manifestement pas le centre d’intérêt de Chomsky : profitant de l’idée en vogue à l’époque qu’il suffirait de mettre une grammaire et un dictionnaire dans un ordinateur pour résoudre le problème de la traduction automatique, Chomsky a donné une première modélisation de la langue utilisable par des informaticiens. Mais utilisable jusqu’à un certain point. Il a plusieurs fois changé de cap, et aujourd’hui ses théories sont quelque peu obsolètes. C’était l’époque où le formalisme était dominant, où l’on a voulu introduire dans notre enseignement secondaire des « mathématiques modernes », mais là encore, ce n’était pas une réussite. C’est l’époque où l’on a commencé à imposer le « tout anglais », et là encore, on ne tardera pas à reconnaître son erreur.
Qu’est-ce qu’une langue ? Question délicate. Puisque vous mentionnez la langue des signes, je rappellerai les problèmes éthiques qui se sont posés au CNRS lorsqu’un spécialiste de langue des signes a demandé son rattachement au laboratoire des langues et civilisations à tradition orale.
Oui, l’anglais, le français, l’allemand sont des langues, mais non, les langues ne sont pas l’anglais, le français, l’allemand... où placez-vous la limite entre les langues et les non-langues ? Vous me rappelez ces parents d’élèves d’une école primaire regrettant qu’il n’y ait pas d’élèves bilingues dans la classe. « Comment cela ? s’exclame un autre... Mais tel élève parle arabe, tel autre chinois, ... » « Certes, dit le premier, mais bilingue, c’est anglais, allemand... ». Il existe aujourd’hui (plus pour longtemps) des milliers de langues sur terre, qui constituent un patrimoine culturel important, à l’époque où l’UNESCO étudie précisément la question du patrimoine mondial immatériel. Il est normal que des langues meurent, mais il n’est pas normal que l’une d’entre elles les fasse crever. Et c’est le « tout anglais » qui précipite la mort des langues : il n’y a pas que les espérantistes qui s’en plaignent.
On peut laisser faire cette guerre des langues :finalement, les espérantistes sont aussi utopistes que les pacifistes. Certes, il ne sert à rien de mettre des barrières à l’évolution des langues, il est normal qu’elles s’interpénètrent et se dialectalisent : d’ailleurs, l’anglais, en tant que langue vivante, est déjà en train de se dialectaliser, et il n’y aura bientôt plus guère de rapport entre cet « anglo-américain » qu’on tente de nous imposer comme langue internationale et les différentes langues vivantes issues de l’anglais.
L’espéranto lui aussi évolue, et au risque de me faire excommunier moi-même (pardon : rappeler à l’ordre), je dirai qu’il n’y a guère de frontières à cette évolution. Même si l’on ne fixe pas de frontières à l’évolution de l’espéranto, il y a peu de risque qu’il se dialectalise, dans la mesure où le but d’un espérantiste est de se faire comprendre non pas par son voisin de palier, mais par l’espérantiste du bout du monde. Rien ne fait plus plaisir à un espérantiste que lorsqu’on lui dit que, à l’entendre parler espéranto, on ne parvient pas à reconnaître quelle est sa langue maternelle. Et dans quelle langue nationale a-t-on cet indéal d’internationalité ?
Cela étant, nous avons effectivement à résoudre un important problème d’emprunts, et il se peut que la quinzième règle du Fundamento ne suffise pas : il se peut que, dans le sens de « livre », « kitabo » soit plus international, au sens de cette quinzième règle, que « libro » (si l’on compare le nombre de langues utilisant l’une ou l’autre de ces racines)... mais toutes les langues sont confrontées à ce même problème d’emprunts : ce n’est pas un problème simple, ni pour nous ni pour les autres. Et ni pour les autres, ni pour nous, ce n’est un problème insurmontable. Il serait malhonnête en tout cas d’utiliser cela comme argument pour dire que l’espéranto n’est pas une langue.
Car face à ce problème, l’originalité des espérantistes est d’accorder un égal respect à toutes les cultures, et de chercher la solution à l’intérieur de l’espéranto avant de recourir à l’emprunt. Le mot « reto » s’est imposé beaucoup plus naturellement que « la toile » dans le sens de « web », d’autant qu’il est beaucoup plus facile de construire le mot « ret-ejo » que « site toile ». Même lorsqu’on nous recommande d’utiliser « courriel », les français continuent d’employer « e-mail », et ce ne sont pas les espérantistes qui nous font cette recommandation, ce sont des experts qui, comme les espérantistes, ont conscience du danger qu’il y aurait à se laisser envahir de mots anglais. Il y a bientôt trente ans, je devais rédiger le compte rendu d’un ouvrage pour mon DEA de linguistique, et j’avais choisi le livre : « Hé ! la France, ton français fout le camp », qui n’était pas un ouvrage espérantiste.
Il y a plein de gens qui ont conscience d’un problème, même si ce n’est pas la majorité de nos concitoyens, mais il n’y a guère que nous qui proposions une solution viable. Ne cherchons pas à convaincre les gens qui n’ont pas de problème avec leur pratique linguistique, mais aidons ceux qui se plaignent de l’effondrement du patrimoine linguistique de l’humanité, en leur proposant une alternative. Tout comme il serait vain de convaincre tous les automobilistes de circuler à vélo, mais on peut se battre pour que ceux qui circulent à vélo aient droit à des pistes cyclables.
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