Il est bon que la première langue étrangère soit à la fois rigoureuse et libre. Rigoureuse, parce que c’est comme cela qu’on apprend à raisonner correctement. Libre, parce que c’est ainsi qu’on découvre que notre manière à nous de formuler notre pensée n’a rien d’universel, ce qui nous fait prendre du recul par rapport à notre langue maternelle et nous prépare aux formulations différentes des langues étrangères. Ce qui est une faute dans une langue peut être obligatoire dans une autre. En français, on dit *je regarde le musicien*. Dire *je regarde au musicien* serait une faute. En espagnol ce serait une faute de ne pas le dire. L’espéranto, comme première langue étrangère, a le mérite d’être à la fois rigoureux et libre. On peut dire aussi bien *mi rigardas la muzikiston* que *mi rigardas al la muzikisto*. La rigueur exige qu’on distingue le sujet du complément, mais qu’on le fasse par un *n* ou par une préposition est indifférent : on est libre.
En espéranto, la liberté vient de la rigueur. C’est parce que la terminaison *-as* marque toujours et exclusivement le verbe au présent (rigueur) qu’on peut dire (liberté) *mi violonas* ’je joue du violon’, *li busas* ’il fait le trajet en bus’, ’il se déplace en bus’, *nebulo grizas* ’un brouillard « grisoie »’, *ili furiozas* ’ils sont furieux’ (traduction inexacte parce que trop statique, ce serait plutôt ’ils tremblent de fureur’, ’ils vivent une intense fureur’, ’leur comportement, leur expression manifestent leur fureur’), c’est-à-dire qu’on a la faculté de faire de n’importe quel concept un verbe, ce qui augmente sensiblement l’expressivité des énoncés.
L’espéranto a été ma première langue étrangère, et cela a changé ma vie. Il m’a donné l’envie d’apprendre d’autres langues et m’en a facilité l’assimilation, de sorte qu’à 25 ans je me suis retrouvé traducteur à l’ONU (où, soit dit en passant, j’ai fait la connaissance de Georges Kersaudy, cité par « hm » dans le texte précédent). En espéranto, les rapports grammaticaux et sémantiques sont transparents, de même que les fonctions grammaticales. De ce fait, on apprend sans effort toutes sortes de choses importantes pour l’acquisition ultérieure d’autres langues.
L’anglais a l’effet inverse, parce qu’il manque de rigueur. Il donne à l’élève l’impression que n’importe quoi peut aboutir à n’importe quoi. Par exemple pour mettre ’femme’ au pluriel, il faut, par écrit, remplacer le *a* de *woman* par un *e* (’femmes’ s’écrit *women*), mais, oralement, il faut remplacer le son /ou/ de *woman* (son écrit *o*) par un son /i/ , également écrit *o*, (*women* se prononce /wim’n/). Et la grammaire anglaise ne permet pas de savoir si le *homeless lawyer* dont parle John Grisham dans The Street Lawyer (Londres : Century, 1998, p. 187) est un avocat qui s’occupe des SDF ou un avocat qui, faute de domicile fixe, passe ses nuits sous les ponts. Bon, on finit par comprendre de quoi il s’agit, grâce au contexte, mais ce n’est pas comme cela qu’on s’habitue à penser clairement. Et il n’y a pas toujours de contexte. Dans une liste de fournitures, allez savoir si *washer* désigne une ‘rondelle de caoutchouc’ ou une ‘machine à laver’.
L’apprentissage d’une langue étrangère comprend toujours deux volets : se déconditionner de la langue maternelle, se reconditionner avec les structures de la langue apprise. Si l’on acquiert plus facilement une troisième langue qu’une deuxième, c’est parce que l’étape « déconditionnement » a déjà été franchie. Mais on a tout intérêt à assurer ce déconditionnement sans reconditionner immédiatement l’élève dans une langue pleine d’arbitraire et d’aberrations. L’espéranto est sans doute idéal à cet égard. C’est un fait que ceux qui ont appris l’espéranto dans l’enfance deviennent plus facilement polyglottes que leurs camarades n’ayant pas eu cette chance. Et c’est également un fait qu’ils ont une meilleure maîtrise de leur langue maternelle. Le bon sens n’exigerait-il pas qu’on tienne compte de ces faits ?
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