Identité nationale. Lire Pierre Jourde, écrivain, enseignant, critique littéraire. Le texte le plus intelligent sur le sujet :
Identité française : Bouygues m’a tuerLe débat sur l’identité nationale fait débat. C’est le moins qu’on puisse dire. Il fait émeute, même. On débat moins de la question qu’on ne débat du débat. Se mêler à cette échauffourée, c’est s’exposer à se faire traiter de tous les noms (facho, gaucho, bobo, intello de gauche, de droite, du centre, raciste, and so on). Néanmoins, comme la dimension culturelle me semble essentielle dans cette question, et que ce blog s’intéresse en principe à la vie culturelle, tant pis, allons-y.
Michel Wieviorka, sociologue en tous points respectable, intervenait l’autre jour sur France Inter. En gros, sauf erreur, il défendait la position suivante, qui est plus ou moins celle de toute personne qui se réclame de la gauche : ce débat fait ressortir de vieux démons du placard. Laisser les gens s’exprimer à tort et à travers, c’est faire le jeu du Front National. Il est pernicieux de lier la question de l’identité nationale à celle de l’immigration. Mieux vaudrait confier la question à une commission ad hoc, composée d’intellectuels responsables.
Bref, si l’on suit Michel Wieviorka, laissons les intellectuels traiter ça entre eux. On ne sait jamais ce qui peut sortir du peuple. Et si le peuple ne nous convient pas, changeons de peuple. Il est vrai que, dans ce débat, on entend certains propos xénophobes. (Ils ne sont pas les seuls, heureusement). Or, il se trouve que la xénophobie existe. C’est même une sorte de constante anthropologique. Le fait de se retrouver dans un débat permettra peut-être aux xénophobes de réfléchir. Ça ne rendra pas pour autant les autres xénophobes.
Reste l’éternel argument : « ça fait le jeu du Front national », ou « c’est un piège électoraliste tendu par la droite ». Moyennant quoi, on ne débat jamais de rien, d’autant plus que, dans une démocratie, il y a toujours une élection en vue. Il faut s’emparer d’un problème, ne pas avoir peur d’en discuter, voilà tout. Quelles que soient les intentions supposées, les calculs politiques, c’est la recherche du sens qui importe. Un débat échappe en général aux intentions de qui voudrait le contrôler. Ce n’est jamais le débat qui fait le lit des extrémismes, mais bien l’absence de débat. On n’a jamais vu le fascisme s’enraciner dans la discussion. Si vous discutez de truc, vous faites le jeu de machin, c’est au contraire le raisonnement typique du terrorisme intellectuel (et du totalitarisme).
Dernier point soulevé par Michel Wieviorka : il serait dangereux de lier phénomène de l’immigration et interrogation sur l’identité nationale. C’est assez curieux. Alors comme ça, le mélange des cultures n’a aucun rapport avec l’identité culturelle ? Il faut l’admettre, si des gens très sérieux considèrent comme monstrueux d’établir un rapport entre les deux. Mais on a l’impression parfois que ces questions sont devenues en France ce qu’était le sexe dans l’Angleterre victorienne, ou le seul mot de « poitrine » avait quelque chose d’inconvenant. Il faut toujours, à tout prix, parler d’autre chose.
Il se trouve que la France est, depuis longtemps, et dans de larges proportions, un pays d’immigration. Les immigrés arrivent en France avec leur langue, leur culture, leur religion, leurs coutumes. Le contact avec la France met en question leur identité. Réciproquement, leur arrivée a des conséquences sur ce qu’est la France, à la fois ce qui la constitue et la manière dont elle se définit. Conséquences que chacun évalue à sa manière : l’immigration enrichit, remet en cause, complexifie, etc, l’identité française (et celle des immigrants). Ceux qui s’effarouchent de ce lien font comme si la seule réponse possible était : « l’immigration menace l’identité française ». On ne voit pas pourquoi il faudrait se braquer sur cette éventuelle réponse. Sans doute, il y a des gens qui considèrent que l’immigration est une menace pour l’identité française. On peut toujours leur brailler dans les oreilles que l’idée même d’établir un lien entre identité et immigration est monstrueux, qu’ils sont des fascistes et des racistes, on sera content de soi, on campera dans le camp du progrès et de la raison, mais pédagogiquement, on n’aura guère fait avancer les choses. Si en revanche on tente d’intégrer leur position dans un débat, avec les autres (enrichissement, complexification, etc.), si on les fait argumenter, on peut éventuellement espérer une évolution.
Ce qui n’est peut-être pas inintéressant, dans ce débat, c’est qu’il me paraît caractéristique d’un problème français, qui n’a pas forcément à voir, pour l’essentiel, avec le nationalisme le plus féroce, ni avec le problème de l’immigration, même si exclure par principe ce dernier me paraît absurde. Depuis 1789, et même en-deçà, la France est travaillée par une aspiration contradictoire : elle se veut à la fois particulière, dans son identité nationale, et porteuse de valeurs universelles. Il lui est arrivé d’utiliser son universalisme au profit de son nationalisme. Il est arrivé qu’on oppose ses valeurs universalistes à ses tentations nationalistes. En outre, les deux guerres mondiales y ont ébranlé les fondements des valeurs nationales, comme peut-être dans aucun autre pays au monde, à part l’Allemagne. De sorte que pour les générations d’après 1945, auxquelles j’appartiens, le patriotisme est une vieille rengaine un peu ridicule, désuète ou dangereuse, et les symboles nationaux des machins kitsch qui prêtent à sourire. On laisse ça aux Superdupont. (Mais est-ce qu’il y a encore des Superdupont ?) A ma connaissance, la France est assez unique dans le genre. Dans tout autre pays, on est frappé par l’espèce de candeur, de spontanéité avec laquelle les gens manifestent leur patriotisme, que ce soit en Egypte, aux Etats-Unis ou au Mexique. L’exception française me paraît, finalement assez saine, ne serait-ce que parce qu’il faut remettre ces questions d’identité française à leur juste place, parmi ces autres composantes également importantes : être alsacien (auvergnat, polonais, juif, arabe, italien, breton, malien, etc., voire un peu de tout ça à la fois), être européen, être occidental, être humain. Ce n’est pas pour autant qu’il faut considérer comme fasciste toute personne qui se réclame d’une identité nationale. Tout dépend de la manière dont elle s’en réclame.
L’époque est celle des fiertés de ceci ou cela et des machin pride. Je suis fier d’être homosexuel, basque, breton, catholique, voilée, motard, congolais, femme, du 9-3, diabétique, bègue, abonné au gaz, je suis fier d’être moi et pas un autre, je vais le crier dans les rues et à la télé. Bizarrement, en revanche, fier d’être français, ça fait ringard. Il faudrait savoir : on a le droit d’être fier de tout, ou bien de rien. Personnellement, j’adopte la deuxième solution. La revendication de soi est une marque de puérilité. C’est une sorte de stade anal de la personnalité. On fait joujou avec des symboles colorés, et on se recroqueville sur ses doudous identitaires parce qu’on a peur de devenir et peur de l’autre en soi. En ce qui concerne les éléments constitutifs de l’identité, j’adopterais volontiers la position de Vialatte dans « L’Auvergne absolue » (tellement patriote, par ailleurs, que la débâcle de 40 le rendit positivement fou de douleur) :
« j’ai appris à sept ans que j’étais un mammifère, autour de huit que j’étais un Auvergnat. Ce sont des choses dont on se sent flatté, un peu gêné, un peu inquiet, vaguement honteux. On se demande si les autres aussi sont mammifères ou Auvergnats. Et s’ils le savent. »
« L’Auvergne est une de mes patries. Car j’ai plusieurs patries ; l’une au bord d’un grand fleuve, au coin même du désert et de la rue Tantah, l’autre au bord d’un autre désert, l’autre au bord d’un autre grand fleuve [...] d’autres enfin sur des montagnes et des lacs. J’habite de loin toutes mes patries, c’est ainsi qu’on les habite bien (de près, elles perdent à l’usage). »
Le football est devenu le doudou identitaire régressif par excellence. Il se substitue à toutes les autres composantes de la personne. Nous assistons à la naissance de l’homo footballus, qui a un ballon dans la boîte crânienne. Ce jeu fait l’objet d’un tel bourrage de crâne médiatique, jusques et y compris sur les chaînes de service public, que cela en devient une entreprise de décervelage de masse. L’identité française n’est plus guère que l’identité-football. Ce sport suscite néanmoins des curiosités ontologiques. On a pu voir récemment des citoyens français conspuer les symboles de l’identité française ou arborer en hurlant le drapeau d’une autre république. Pour l’observateur dépourvu de préjugés, c’est un spectacle bizarre. Comment le comprendre ? Ces gestes constituaient-il une mise en question critique de leur identité ? Hélas, je ne crois pas.
Des gens qui braillent et klaxonnent toute une nuit, quand ils ne tapent pas sur leurs voisins, des gens tout fiers parce que la baballe est entrée dans le filet, comme dirait Desproges, quelles que soient les couleurs du drapeau qu’ils agitent, bleu blanc rouge, vert, jaune, ont toujours l’air de hurler à la face du monde : « non seulement je n’ai rien dans la tête, mais je tiens à ce que tout le monde le sache ». Ou encore : « je m’identifie à un symbole, mais je ne sais pas vraiment pas pourquoi, ni ce que ça veut dire ». Reste que, dans l’affirmation ou dans la négation, il y a là un phénomène qui n’est pas tout à fait insignifiant. La question de l’identité suscite désormais des crispations fétichistes sur des symboles grotesques. S’il y a problème d’identité, c’est là qu’il réside, dans la misère atterrante du contenu. Les manifestations qui ont suivi le match Algérie-Egypte révèlent un conflit, à la fois interne à la société française, et interne à ceux qui affirment ou nient leur identité nationale sur ce mode footballistique. La pauvreté des termes de ce conflit le rend stérile, improductif socialement et psychologiquement.
La négation n’est que l’autre visage de l’affirmation. Refuser d’être un handicapé homosexuel français est aussi stérile et mortifère que le revendiquer fièrement. En revanche, on peut mettre en jeu ces données, les faire jouer entre elles, les considérer avec distance, avec ironie, avec une tendresse amusée, les greffer d’éléments hétérogènes. Ni les nier, ni les affirmer : les dialectiser. C’est très exactement à cela que sert la culture. La culture est le lieu où les différentes composantes de l’identité, en se mettant en jeu dans la conscience et le langage, deviennent pleinement elles-mêmes et trouvent à se dépasser.
Qu’est-ce qu’être français ? Est-ce que c’est un terroir, le clocher, les paysages, les fromages, les vins, douce France et Nationale 7 ? Sans doute, mais ce n’est pas que cela, et « cela » est tellement divers qu’on aurait quelque difficulté à en définir l’unité. En outre, l’urbanisation, la colonisation, l’immigration, l’apport de toutes sortes de cultures ont rendu cette image d’Epinal en grande partie obsolète.
Est-ce que c’est la laïcité, les droits de l’homme, la république ? Sans doute, mais s’en tenir là voudrait dire qu’un paysan vendéen du XVIIe siècle n’était pas français, ni Louis XIV, ce qui est tout aussi ennuyeux que de prétendre qu’un citoyen français kabyle musulman habitant Rouen en 2009 ne serait pas vraiment français. En revanche, on ne peut pas tout à fait réduire la question de l’identité à une question légale. On est certes français en droit parce qu’on possède des papiers français, mais le droit ne fonde pas l’être, il n’a pas de dimension ontologique. Ou bien alors on accepte de considérer qu’une communauté humaine repose entièrement sur un contrat formel. C’est ce qui menace les sociétés modernes : le lien tend à n’y être plus que légal, ou économique. En gros, on est là pour gagner de l’argent, et par ailleurs on a des droits. Une communauté sans autre idée d’elle-même n’en est pas vraiment une.
Posons une hypothèse : et si être français consistait à maîtriser ce qui est à la fois le dépôt de l’identité et sa remise en question, c’est-à-dire la langue et la culture françaises ? Cela ne peut être, évidemment, qu’un idéal jamais atteint. Dans cette hypothèse, personne n’est jamais pleinement français, mais tente de le devenir. La « francité » n’est pas un acquis, mais un horizon. Ce qui a au moins le mérite de désarmer toute fierté bête. M. Duval, bourguignon depuis quinze générations, élevé au Pinot noir, qui n’ouvre jamais un livre et dont toute la nourriture culturelle se limite à TF1, est certes français par un certain nombre d’habitudes culturelles (limitées), et une connaissance (non moins limitée) de la langue, mais, si l’on suit cette hypothèse, il est peu, et il est mal français. Une de mes anciennes étudiantes de Valence, qui s’appelait Khadija ben Brahim, française depuis une ou deux générations, qui en remontrait à tout le monde par sa connaissance de la langue et sa culture, est plus française que M. Duval. Mon ami Claudio Galderisi, directeur du Centre d’Etudes Supérieures de Civilisation Médiévale, l’un des meilleurs spécialistes actuels de la littérature médiévale française, mais qui a des papiers italiens, est plus français que M. Duval. M. Ibrahimi, qui ne lit que le Coran et maîtrise mal la langue, a bien des papiers et par conséquent des droits français, il est en droit plus français que M. Galderisi. Toutefois, l’identité française demeure chez lui à l’état embryonnaire, comme chez M. Duval, mais sur un autre mode. L’un comme l’autre manquent de lectures. Sur le plan de l’identité, c’est la culture qui est essentielle, dans la mesure où elle élargit les dimensions de l’être, et l’ouvre à ce qu’il n’est pas.
On voit bien ce qu’il y a de potentiellement monstrueux dans une telle hypothèse : elle rendrait plus français ceux qui ont accès à la culture, par conséquent, en général, les riches plutôt que les pauvres. Mais tout dépend de ce que l’on entend par culture. La vraie culture n’est pas quantitative, ni décorative. Elle modifie l’individu. Un grand bourgeois parisien qui collectionne les tableaux de maître et cite Debord dans les dîners en ville n’est pas cultivé s’il ne s’agit pour lui que d’un décorum social, et non d’un facteur de travail intérieur. Un métallurgiste du Creusot qui a profondément intégré la mémoire ouvrière, qui s’est construit avec l’éducation républicaine et le combat politique est plus cultivé que lui. Ce qui est dramatique, en ce sens, c’est la disparition de la culture populaire, au profit du divertissement de masse.
On construit son identité par la culture, et, en même temps, on s’en libère. Etant donné les influences comparées de TF1 et de la lecture de Mme de La Fayette, autant dire que l’identité française est mal partie. Il est fort possible que nous soyons en train d’évoquer le souvenir d’une chère disparue, qui a juste eu le temps de griffonner, avant de mourir, Bouygues m’a tuer. D’où l’amusant paradoxe d’un gouvernement qui suscite un débat sur l’identité, en ayant l’air de vouloir la dynamiser, tout en faisant par ailleurs, dans sa politique culturelle, tout ce qu’il faut pour l’anéantir.
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