Dans le monde, les inégalités explosent.
Jeudi 14 décembre 2017 :
Les inégalités explosent pendant que fond le patrimoine public des nations.
Marianne : Vous affinez et actualisez la courbe dite "de l’Elephant", du Serbo-Américan Branko Milanovic, qui fait partie de votre collectif d’économistes. Elle décrit l’évolution des revenus de l’ensemble des habitants de la planète entre 1980 et aujourd’hui en fonction de leur place dans l’échelle des revenus. Que nous apprend cette courbe sur l’évolution des inégalités ?
Lucas Chancel : La courbe dite de l’évolution est une manière extrêmement efficace de montrer trois grands faits de la mondialisation depuis le début des années 1980. Premièrement, on observe au bas de la pyramide des revenus mondiaux, la forte croissance des revenus des classes moyennes et populaires dans certains pays émergents (Chine en tête), où le revenu a cru de plus de 100% sur la période 1980-2016. C’est la tête du fameux éléphant. Deuxièmement, on observe la compression et dans certains cas même la stagnation des revenus des classes moyennes et populaires des pays du Nord. C’est la base de la trompe de l’éléphant. Aux Etats Unis, les 50% les plus modestes ont même vu leur revenu stagner depuis 1980, c’est un fait économique majeur et tout à fait exceptionnel dans un pays qui créé beaucoup de croissance sur la période. Enfin, on observe la montée spectaculaire du top 1% mondial, dont les revenus s’envolent avec une croissance de plus de 200%. C’est le haut de la trompe de l’éléphant.
Marianne : Vous vous concentrez sur le haut de l’échelle du patrimoine [et des revenus], que s’est-il passé pour cette frange des ultra-riches ?
Luc Chancel : Leurs revenus ont été bien supérieurs à la moyenne, dans les pays riches comme dans les pays émergents. Ils ont bénéficié de très fort taux de croissance de leur patrimoine (qui s’accroît d’autant plus vite qu’il est déjà important, sans réel lien avec les innovations réalisées par les détenteurs de ce patrimoine), d’une baisse généralisée de la progressivité fiscale ainsi que des politiques de privatisation et de libéralisation qui ont accru la valeur du patrimoine privé et qui ont surtout bénéficié aux plus aisés.
Marianne : Votre étude montre que sur cette même période le patrimoine net privé s’est envolé doublant de volume, tandis que le patrimoine public net s’est lui effondré. Partout sauf en Chine....
Luc Chancel : Le patrimoine public chinois (c’est à dire l’ensemble des actifs publics comme les écoles, les hôpitaux ou les réserves de devises du gouvernement chinois, net de ses dettes) a lui aussi considérablement baissé. Il représentait 70% du patrimoine national, il est passé à 30%. Mais en effet, cela reste beaucoup plus élevé que dans les pays riches où le patrimoine national est passé d’environ 30% du patrimoine total à près de 0%. Dans certains pays (comme les USA ou le Royaume-Uni), il est même négatif...
En revanche aux Etats-Unis, le patrimoine public est désormais négatif. Comment l’expliquez vous, et existe t il un lien avec la hausse des inégalités dans ce pays ?
Aux USA et dans les pays riches, les privatisations et la hausse de la dette publique ont fait chuter le patrimoine public à des valeurs extrêmement faibles, voire négatives. Le fait que l’on observe des pays avec un patrimoine public négatif est un fait économique majeur, et tout à fait particulier. Cela veut dire que si le gouvernement américain vendait l’ensemble de ses écoles, hôpitaux, infrastructures de transports, ses titres, il ne serait même pas en mesure de rembourser sa dette. Une telle situation complique largement la situation des Etats souhaitant réduire les inégalités ou empêcher une hausse future, car il leur est difficile d’investir dans la santé, l’éducation, la protection de l’environnement qui sont une des réponses nécessaires à la montée des inégalités.
Il faut bien avoir en tête que les pays ne sont pas pauvres. Car la richesse nationale a largement augmenté. Les pays sont riches, mais les gouvernements sont devenus pauvres. Il est donc nécessaire de se demander comment redonner aux gouvernements la capacité d’investir dans l’avenir. Dans ce type de situation, les Etats ont suivis plusieurs stratégies qui se sont avérées très efficaces : renégociation ou annulation de la dette, inflation ou imposition progressive sur le capital. Ceux qui ont d’ailleurs le plus bénéficié d’annulation de dette sont d’ailleurs parfois ceux qui paradoxalement sont le plus critique envers cette option, comme le gouvernement allemand aujourd’hui. En Europe, la mise en oeuvre de ces trois stratégies pour réduire la dette publique et investir dans l’avenir après la guerre n’a absolument pas réduit la croissance... bien au contraire !
Donald Trump est en passe de faire adopter son projet fiscal, avec notamment une baisse des impôts sur les dividendes. A votre avis comment cela se traduira sur la dynamique hyper inégalitaire déjà à l’oeuvre dans ce pays ?
Trump poursuit le programme reaganien d’une réduction de la puissance publique à une peau de chagrin. Le paradoxe est qu’il le fait (dans ses discours) au nom de celles et ceux qui en ont été les principales victimes, les classes populaires et moyennes, qui n’ont rien à gagner des super cadeaux fiscaux faits au riches mais tout à perdre du désinvestissement de l’Etat dans les services publics que cela entraîne. Cela se traduira par une augmentation encore plus forte des inégalités, dans un pays où la hausse a déjà été extrême...
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