35 heures, école et démocratie
La politique du « gouvernement Sarkozy » montre une grande cohérence dans la façon de conduire les réformes : derrière l’idée de volonté et de courage, un même caractère autoritaire, au mépris de l’écoute et d’une vraie participation des acteurs ; derrière l’idée d’un projet pour l’avenir, une même volonté d’affaiblir les possibilités d’expression citoyenne et démocratique.
La réforme du droit du travail et la réforme de l’école primaire engagées par ce gouvernement le montrent aujourd’hui de manière flagrante : trahison de la négociation avec les syndicats pour la première, refus d’écoute et de prise en considération des revendications du corps enseignant et des parents d’élèves pour la seconde. Ces deux réformes, si éloignées qu’elles puissent paraître ont un point commun : l’affaiblissement de la démocratie.
Le travail, clé de voûte d’une politique de dévoiement de la démocratie
Toutes les réformes de ce gouvernement ont pour clé de voûte le rapport au travail. Si ce rapport n’est pas nouveau (et la gauche l’a travaillé à sa manière), il faut bien convenir que ce gouvernement en renforce singulièrement les effets : renforcement de la peur de la perte d’emploi, stigmatisation du demandeur d’emploi, course au pouvoir d’achat et aux points de croissance scandent un même message : travailler plus ! Là serait la solution de nos problèmes économiques et sociaux.
Mais par-delà les valeurs positives mises en avant (la volonté, le courage, le mérite, le réveil de la nation...), l’idéologie du travail constitue pour ce gouvernement rien moins que le moyen de rendre la population docile et muette. Cette politique pourrait se résumer par la formule « travaillez et ne pensez pas trop, on s’occupe de tout », en accord avec la brillante philosophie de notre ministre de l’Economie pour qui, « en France, on pense trop ».
En faisant exploser le droit du travail, tout d’abord, en l’individualisant à outrance, ce sont les formes de solidarité traditionnelles qui sont bafouées. Dorénavant, placé dans sa case, soumis à des rapports individuels d’employé à employeur, chacun d’entre nous sera bridé dans sa capacité à agir, à s’unir à sein d’un mouvement collectif capable de faire valoir ses droits.
En attaquant la durée légale du travail, ensuite, le gouvernement instaure indirectement, mais sciemment, le travail comme barrière à une réelle démocratie. Notre démocratie représentative se fonde en effet sur la souveraineté du peuple, déléguée à nos représentants politiques1. Le problème est que l’idéologie du travail comme seul horizon politique sape les bases même cette présupposée souveraineté populaire. Plus de temps au travail et c’est la capacité du citoyen à réfléchir, à prendre du recul, à faire preuve d’esprit critique, à faire des choix de société, que l’on réduit. La délégation de notre souveraineté par le seul vote, par le seul moment des élections, supposerait que chacun de nous soit à même de comprendre la complexité du monde, les enjeux qui le parcourent et de se construire un jugement à la hauteur de ces enjeux. Or, comment prétendre déléguer notre souveraineté, si celle-ci ne peut pas se construire faute de temps, faute de moments citoyens, de rencontre et d’échange, faute de débat public ?
La vision étriquée du travail comme seul horizon de nos vies, vision qui prévaut dans nos sociétés dites « développées » et poussée à l’extrême par l’actuel gouvernement, constitue le principal facteur de blocage dans la résolution des problèmes de société. Le cas du chômage est éclairant. Cette vision étriquée nous oblige à penser que le chômage est une plaie, un mal. Or, si l’on se réfère à la première définition qu’en donne le dictionnaire2, on note que le chômage est « un temps passé sans travailler », ce qui, a priori, n’est ni un bien ni un mal. Tout dépend à quoi l’on consacre ce temps chômé. Le chômage, à condition d’être, lui aussi, équitablement partagé, pourrait être une démarche vertueuse, consacrée à des activités (réflexions et actions) citoyennes, de solidarité, d’entraide... douées d’une utilité sociale, humaine, tout aussi importante que le travail. La solution au chômage ne se trouve sans doute pas dans le travail en tant que tel, mais dans la réflexion sur la place qu’occupe celui-ci dans notre société (avec son corollaire, l’argent) et sur l’articulation avec le temps non travaillé.
C’est peut-être un peu de cela que contenait en arrière plan le projet des « 35 heures » de la gauche, mais sans la dimension citoyenne et démocratique suffisante pour l’emporter. La gauche a échoué sur les 35 heures parce qu’elle n’a pas su inscrire ce projet dans une dynamique citoyenne. Figée d’abord sur l’enjeu d’accès au pouvoir, elle a ensuite maintenu ce pouvoir dans le champ de la seule politique professionnelle. Elle est restée dans l’idée que la représentation politique pouvait seule se charger de la démocratie. Ce faisant, elle a entériné une organisation de la société en trois ordres, issue des « Trente Glorieuses » : le politique, l’économique et le loisir, reléguant l’ouvrier, l’employé, plus généralement le salarié, aux basses couches de la citoyenneté, alternativement laborieuses et oisives, de celles qui ne décident rien.
L’idée que la démocratie ne puisse se fonder que sur la représentation, c’est-à-dire sur le désaisissement volontaire du pouvoir de chaque citoyen au bénéfice d’une oligarchie des partis, est aujourd’hui morte ; comme est morte la gauche qui l’a portée.
Mais elle n’est pas morte pour le gouvernement de M. Sarkozy, qui voit dans la légitimité d’une souveraineté déléguée, le moyen d’abuser de la démocratie au bénéfice d’une ploutocratie3 toujours plus puissante. Et si cette ploutocratie peut régner, c’est bien parce qu’elle use sans compter du mirage du travail, et de ses valeurs présupposées, en en tirant de juteux profits. Un gouvernement qui développe une politique à ce point fondée sur la seule perspective du travail agit en conscience contre la souveraineté populaire. C’est en cela, aussi, en plus du déni d’écoute et de concertation, que l’actuel gouvernement bafoue la démocratie.
Ecole et société, de l’apprentissage de la citoyenneté au déni de démocratie
L’école a pour mission d’instruire et d’éduquer et le tout premier article du Code de l’éducation affirme « Le droit à l’éducation est garanti à chacun afin de lui permettre de développer sa personnalité, d’élever son niveau de formation initiale et continue, de s’insérer dans la vie sociale et professionnelle, d’exercer sa citoyenneté. »4. S’agissant de la citoyenneté, l’éducation se donne comme objectif de transformer progressivement l’élève en citoyen, libre et acteur de ses choix, autonome, responsable au sein de la société.
L’accès à la citoyenneté est donc un des objectifs majeurs de l’école, au même titre que l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, du calcul... Cet objectif est clairement inscrit dans le Code de l’éducation, dans les programmes de l’école primaire, dans les circulaires ministérielles... Tout récemment, la loi d’orientation pour l’avenir de l’école (2005), au travers du « socle commun », a réaffirmé l’exigence d’une « culture humaniste et scientifique permettant le libre exercice de la citoyenneté ».
Mais qu’en est-il réellement de ces intentions ?
Avec la gauche, les idéaux d’éducation civique, les valeurs de la citoyenneté se sont sans doute développés dans l’école, mais l’exercice de la citoyenneté au-dehors de l’école est restée bloquée dans le champ politique étroit de la démocratie représentative. La gauche a perdu pour ne pas avoir pensé la citoyenneté au dehors de l’école. Et c’est la société elle-même qui y a perdu. Car, après cet impensé, la droite réactionnaire met aujourd’hui en place un véritable déni de démocratie. Certes les programmes de l’école contiennent toujours les mêmes mots, mais c’est le propre d’un régime autoritaire que de se parer de mots vertueux pour imposer les pires choses. C’est le propre d’un régime autoritaire que de vider les mots de leur sens, pour mieux en abuser au bénéfice d’une idéologie rétrécie. Avec les projets de réforme touchant l’école, il y a fort à parier que les valeurs de citoyenneté restent bloquées dans les lignes des programmes, faute de temps pour les aborder, ou bien qu’elles soient mises au profit d’une vision très nationaliste de la République. En tout état de cause, on sait déjà qu’elles ne sortiront pas de l’école et qu’au terme de leur scolarité on demandera à nos chères têtes blondes de travailler et de se taire.
C’est ni plus ni moins ce que l’on exige aujourd’hui des enseignants et des parents qui ont osé s’exprimer pour pointer les incohérences et les dérives des réformes imposées par le gouvernement à l’école. Le mouvement des enseignants et des parents qui défendent pour l’école un autre projet que celui du gouvernement, constitue un exemple flagrant de ce déni démocratique ; exemple très intéressant pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui et ce qui se joue pour l’avenir de notre société.
Le déni démocratique s’est manifesté de manière directe. Le ministre Darcos a refusé d’entendre les revendications, a durci les relations entre les enseignants et leur hiérarchie. A Nantes, l’inspecteur d’académie, refusant de recevoir et d’entendre les enseignants, a fait intervenir les forces de l’ordre pour dégager les bureaux occupés ; un enseignant a été mis en garde à vue, avec convocation en correctionnelle. A l’évidence, cette attitude de l’administration, répressive et excessive, s’apparente à une volonté de « faire exemple ». Or, bien que nous soyons dans un régime de démocratie représentative, où la souveraineté du peuple est déléguée à ses représentants politiques, l’exercice de cette souveraineté déléguée ne peut se faire sans le peuple et contre le peuple5. Et ce n’est pas le ministre de l’Education nationale qui désavouera ce principe fondateur, s’il prête attention aux recommandations de son inspection générale, laquelle dans un document récent à propos du développement durable affirme que : « pour assurer les progrès de valeurs universelles (paix, démocratie, solidarité, équité…) » et la « durabilité des relations entre les hommes » la question de « la gouvernance » constitue « un enjeu éthique majeur ».
Et ce document de conclure : « Les décisions prises sans tenir compte des résistances des différents acteurs ne sont généralement pas durables, du moins sur le "temps long". »6
Le déni démocratique se manifeste aussi de manière indirecte, par l’effet culpabilisant du discours gouvernemental sur le travail. Ce discours saturant, omniprésent dans les médias, stérilise toute capacité d’exercice d’une citoyenneté réelle. Le mouvement pour l’école, associant enseignants et parents, l’a montré. Les parents ont été largement informés sur les dégâts prévisibles des réformes imposées. Nombreux sont ceux qui ont apporté un soutien au mouvement, par la signature d’une pétition par exemple. Mais, au-delà de ce soutien, il a été très difficile de mobiliser réellement ces parents dans une démarche commune, constructive et suivie dans la durée. Qu’il se soit agi de réunions, de manifestations, d’actions festives dans les écoles, d’échanges via internet..., dès lors qu’il a fallu se mobiliser en donnant un peu de son temps, le cercle des citoyens actifs s’est réduit comme peau de chagrin. Pourquoi ? Les réponses sont multiples (famille, activités autres...), mais l’obstacle majeur à la mobilisation reste le travail7. Le temps à consacrer à cette activité, la peur entretenue de la déchéance économique et sociale par la perte d’emploi, l’aspiration au pouvoir d’achat, font du travail le principal obstacle à une participation citoyenne digne de l’idée de démocratie. Le travail imprègne tant notre conscience collective et sature tant notre vie qu’il devient obstacle à une citoyenneté réelle, un point de blocage social, culturel et politique.
A quoi sert l’éducation à la citoyenneté invoquée à l’école pour l’enfant, si l’adulte pris dans « le monde du travail » ne dispose pas de temps, et se voit privé par « la force des choses » de toute capacité à exercer réellement cette citoyenneté ? L’enjeu du débat sur l’école est, bien sûr, l’avenir de l’école elle-même, mais c’est aussi la démocratie.
35 heures et école : une même revendication pour la démocratie
Mouvement pour les 35 heures et mouvement pour l’école sont liés : il s’agit de faire vivre les valeurs de citoyenneté, de donner corps et sens à l’engagement citoyen, à la vie politique de notre pays et de l’Europe.
Les 35 heures doivent être défendues pour une raison majeure : la demande pour chacun de nous d’un temps politique, d’un temps démocratique inhérent à notre statut même de citoyen. Un temps complémentaire des temps de travail, de loisir et de repos, un temps pour que chacun puisse participer à la vie politique et aux choix de société qui le concernent. Pas un temps d’attente électorale, pas un horizon factice de jours meilleurs, mais un temps d’éducation populaire, un temps qui nous permette de comprendre la complexité du monde dans lequel nous vivons, de l’analyser, d’échanger les points de vue et de faire des choix.
Seule une plus grande participation citoyenne, complémentaire de la représentation institutionnelle peut assurer l’avènement d’une véritable démocratie. Exigeons, au nom du droit à l’éducation et de l’obligation nationale d’une éducation permanente8, les moyens d’exercer notre citoyenneté : un temps d’éducation et d’action citoyenne organisé sur la base d’une durée légale du travail à 35 heures.
Parce que l’école est porteuse de ces valeurs de citoyenneté et de démocratie, parce ce que l’école est aujourd’hui menacée par un gouvernement réactionnaire et autoritaire, soutenons le mouvement pour l’école. Avec les enseignants en grève, marquons notre engagement, arrêtons de travailler le temps qu’il faut pour prendre part aux choix qui nous concernent et réaffirmons haut et fort : « L’éducation est la première priorité nationale. »9
Eric Svorda
2 - Petit Robert, 1990
3 « Gouvernement par les plus fortunés » - Dictionnaire Petit Robert
5 - « Son principe [la République] est : gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple. » - Article 2, titre 1 de la Constitution française.
6 - Document pédagogique de l’Inspection générale de l’Éducation nationale - Ministère de l’Éducation nationale - octobre 2006 – www.eduscol.education.fr
7 - Et ses corollaires, repos et loisirs, régénérateurs de la « force productive »
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