À en perdre la tête
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Un lent et inéluctable processus
Sans m’appesantir sur la fin horrible d’un enseignant qui faisait simplement son métier dans un état laïque, dans le respect des valeurs de la République, il me semble indispensable par le truchement de mon expérience personnelle de jeter un regard désabusé sur tous les renoncements, les couleuvres que nous dûmes avaler dans l’exercice de notre métier.
J’ai enseigné en zone qu’on disait prioritaire à un public identifié pour ses difficultés scolaires, sociales et d’intégration. Le schéma classique il me semble d’un quotidien qui touche bon nombre de mes collègues. Nous avons souvent tiré le signal d’alarme, attendant vainement des réponses d’une administration qui pratiqua l’angélisme avec une remarquable constance.
« Ne pas faire de vague ni de stigmatisation ! » fut très longtemps la seule réponse officielle à ce qui se tissait inexorablement sur le terrain.
Prenons les choses dans l’ordre. Il y eut tout d’abord ce constat désarmant que nous faisions sans que ça touche nos chers responsables. Les garçons issus d’une confession qu’il est préférable de ne pas nommer ne connaissaient pas le prénom des filles de leur classe. Ajoutons pour brosser au plus juste leur état d’esprit qu’ils se refusaient à être à la même table et encore moins d’effectuer un travail en commun. Une broutille sans doute, une timidité excessive diront les champions de l’angélisme œcuménique.
Puis survinrent les premiers blocages quand nous abordions certains sujets. Malheur à qui voulait présenter l’évolution de l’espèce, la notion de darwinisme et quelques épisodes de la lointaine histoire humaine. Ils ne se savaient pas créationnistes mais refusaient mordicus de suivre le cours. L’histoire étant, vous le comprendrez aisément la pierre d’achoppement numéro un dans cette guérilla de l’intolérance qu’ils menaient alors par la seule force de l’inertie.
Puis les conflits du moyen Orient vinrent semer le trouble et forcer la dose. Aborder le génocide juif ou simplement prononcer ce mot, rapidement prohibé dans certains quartiers fut totalement impossible. À L’indifférence et au refus d’écouter succédèrent des plaintes véhémentes et des obstructions systématiques.
La bataille ne faisait que commencer. Emmener des jeunes filles à la piscine ou en sport devint de plus en plus ardu. Il faut dire, pour être honnête que dans le même temps, notre société si tolérante montrait ses extrêmes réserves vis à vis de cette communauté. Trouver un stage ou un apprentissage pour un jeune beur comme on disait alors relevait de la haute voltige.
Nous n’étions qu’aux prémices des difficultés. Une idole vint se présenter comme le repoussoir absolu pour ces maudits enseignants. Ce héros des peuples opprimés venait d'abattre des tours jumelles et démontrer que l’occident n’était plus invincible. Maintes fois nous entendîmes clamer son nom en guise de réponse à notre volonté de défendre les valeurs d’une République qui n’était plus la leur. Pour nous faciliter la tâche, les programmes justement nous imposait d’aborder la citoyenneté et l’éducation civique comme un emplâtre sur une jambe de bois.
Les guerres de civilisation jetèrent de l’huile sur le feu. Le golf n’était plus un sport réservé à la classe dominante mais le parcours du combattant dans nos classes. Provocations, insultes, menaces transformèrent nos cours en bunkers remplis de piège. Tout devint prétexte à une bataille larvée. Leur nationalité se fondit alors à leur religion, pas moyen de leur faire entendre qu’ils faisaient là une grossière confusion. D’ailleurs c’en n’était pas une puisque c’était sciemment qu’ils s’affichaient ainsi pour se déterminer.
Je me souviens qu’en ces années troubles, j’avais un élève dont le père était parti combattre en Afghanistan. Mes signalements restèrent lettre morte, cela n’avait aucune importance tout comme sans doute le prosélytisme que ne cessait de faire ce pauvre gamin. « Vous voyez le mal partout ! » La belle affaire car par la suite, ils furent plus nombreux à partir pour le Djihad. Nous étions en première ligne et les planqués des bureaux et des ministères fermaient les yeux pour préserver leur avancement.
Insidieusement, progressivement, méthodiquement presque, la fracture se fit. L’islam se définissait de plus comme étant incompatible avec l’école publique. Je vous fais grâce des impossibles palabres dès qu’il s’agissait de préparer un repas (activité qui faisait partie de nos tâches), organiser une sortie, prévoir un séjour. La guérilla devenait une guerre de position, les adversaires campant sur des positions désormais inconciliables.
Fort heureusement tous les élèves de cette confession n’étaient pas concernés. Mais imperceptiblement les rangs des opposants se firent plus importants. Les parents qui jusqu’alors ne se mêlaient pas aux anicroches se firent plus vindicatifs. La méfiance avait cédé la place à une franche hostilité. Naturellement au niveau de nos dirigeants il fallait taire tout ça. Le risque de creuser le lit d’un parti politique en rentrant dans son jeu, justifiait de nier tout en bloc et de tout laisser faire.
Lentement les relations se sont tendues entre une partie de cette jeunesse qui a grandi dans l’impunité. Rouler sans casque, voler un vélo, insulter un professeur, brûler des poubelles, injurier des policiers, rentrer dans les trafics … tout cela valait tout au plus un rappel à la loi et éventuellement un conseil de discipline.
Les collèges d’ailleurs ne sachant plus que faire de ces énergumènes allant de transgressions en incidents graves sans que rien ne remonte au ministère pour ne pas montrer du doigt les chefs d’établissement soucieux de leurs illusoires statistiques. Pour mettre un peu de piment au quotidien de leurs victimes, ces miteux petits caïds prenaient les toilettes pour en faire un territoire de non droit, poussant les autres à la rétention scabreuse ou à la soumission immonde. Les architectes mériteraient du reste d’être pendus par là où vous pensez.
De pourrissements en décompositions, de renoncement en abandons, de refus de la réalité en travestissement des problèmes, la vague intégriste a trouvé un terreau formidable pour germer à plaisir. Nous continuons encore et encore, jouant de la peur en évoquant parfois de manière abusive l’intégrisme religieux tout en criant la main sur le cœur : « Pas d'amalgames ! »
Faire société ce n’est pas juxtaposer des univers étanches qui s’ignorent, faire société c’est donner les mêmes chances et exiger les mêmes contraintes, faire société dans un état laïc c’est laisser le feu religieux dans la sphère privée, faire société c’est encore et sans doute surtout se mesurer à une justice efficace, réactive, égalitaire et impartiale.
Il est sans doute bien tard pour sauver les brebis égarées d' une ou deux générations perdues. Il est aussi urgent de reconnaître les crimes de la colonisation qui sont le ferment dont se nourrit la haine actuelle. Sans cela, les discours une fois encore tomberont avant que d’autres têtes ne suivent hélas le même chemin.
Laïquement vôtre.
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