Edgar Morin et les Gilets Jaunes

Et le nucléaire dans tout ça ?
Sociologue et philosophe bien connu, Edgar Morin bien qu'agé de 97 ans n'en a pas moins gardé toute sa lucidité. De culture juive, intellectuel de tous les combats, il s'est rarement trompé dans ses analyses malgré la grande diversité de ses prises de position politiques.
Encore jeunot de 90 ans, il publiait en 2011 en compagnie de son comparse Stéphane Hessel - à près de 184 ans à eux deux - un manifeste, "Le chemin de l’espérance", où ils mariaient leur ardeur juvénile et leurs réflexions, préconisant l'insurrection des consciences et l'exigence citoyenne. Peu de temps auparavant, en octobre 2010, l’ancien diplomate et corédacteur de la Déclaration universelle des droits de l’homme, Stéphane Hessel, agé de 93 ans, avait publié "Indignez-vous !", un opuscule de 32 pages, vendu 3 euros, qui devint un phénomène d'édition en se vendant à plus de 300 000 exemplaires en 3 mois, à 950 000 exemplaires en 10 mois. En un an, le livre fut traduit en 34 langues et vendu à 4 millions d'exemplaires en Europe, en Chine, aux Etats-Unis, au Moyen-Orient (à près de deux millions d’exemplaires en France), et est devenu le cri de ralliement de la jeunesse, en Espagne où naquirent les Indignés, et ailleurs.
Sur le mouvement des Gilets jaunes, Edgar Morin ne pouvait pas rester silencieux. Il vient de publier sur son blog de Médiapart une analyse où, après les tentatives d'extinction de l'incendie par le gouvernement, il met de l'huile sur le feu :
La couleur jaune d’un gilet a rendu visibles les invisibles
" Une manifestation n’est pas seulement une protestation collective, c’est aussi un acte commun qui lie d’autant plus les manifestants qu’ils trouvent de l’opposition et de la répression, c’est-à-dire un ennemi menaçant. Cet acte commun est aussi en partie une fête communautaire, et l’ivresse de toute fête peut dégénérer en violences et destructions d’autant plus qu’en cassant, renversant, détruisant, on casse, renverse et détruit symboliquement et mythologiquement l’Ordre politico-social auquel on s’oppose. Ce qui fait peur à ceux de l’extérieur est ce qui surexcite vu de l’intérieur de la manif.
De plus, l’énormité des moyens d’intimidation mis en œuvre contre eux – agglomération massive de quasi robots cops qui semblent sortir de la guerre des étoiles, de camions, de cars, de véhicules blindés, d’un énorme bulldozer jaune – tout cela leur donne la jouissance d’être des David face à un Goliath. Ils auraient bien aimé faire des barricades comme en 1830, 1848, 1971, mai 68 mais ils n’ont trouvé que de minces planches en contreplaqués.
Ce qui est intéressant dans les rassemblements des gilets jaunes, c’est qu’à la différence des rassemblements de personnes unies par une idéologie commune (les manifs de gauche du passé, la manif pour tous) c’est qu’ils lient évidemment dans une communauté de refus des personnes d’idéologies non seulement hétérogènes mais souvent contraires. Or cette hétérogénéité d’idéologies et de croyances, c’est l’hétérogénéité du peuple français, et dans ce sens ils constituent un parfait échantillon de notre peuple : il y a de tout chez eux, des cultivateurs, des routiers, des commerçants, des salariés, des salariées, des ménagères, des jeunes, des fachos, des anars, des ultra-gauchos, des furieux, des paisibles, des apolitiques, des hyperpolitisés. On y rencontre le pire de l’extrême droite et le plus délirant de l’extrême gauche. Mais le gilet commun les fraternise, de même que la brutalité policière : l’énorme arsenal déployé contre eux ce samedi aux Champs Élysées leur donne un sentiment de communauté de destin qui, pendant un temps, va occulter tout ce qui les divise voire oppose.
Bien sûr, les nantis font remarquer aux revendiquants qu’ils sont privilégiés par rapport aux masses asiatiques et africaines privées de tous droits, acculées au désespoir et à l’émigration, qu’ils disposent pour la plupart de la sécu, du frigo, de la télé, du téléphone mobile et autres acquis de la modernité. Mais ils ne veulent pas voir l’inégalité croissante entre eux et ceux qui « joignent les deux bouts », peinent à la fin du mois, prennent RER et métro, s'alimentent en produits industrialisés insipides. Ils ne voient même pas leur propre mépris pour ceux qui ne sont pour eux que derniers de cordée ou même des moins que rien.
Quoi qu’il en soit, ces événements extraordinaires échappent aux explications ordinaires. Tout en ayant un caractère unique et singulier dans notre histoire, ils comportent en eux un cocktail de jacqueries, de sans-culottes, de 6 février 34, de juin 36, de mai 68. Ils ont lancé le pays dans une aventure inconnue dont ne voit pas le destin, l’issue, les conséquences. Peut-être émergera-t-il la conscience que, derrière le président contesté et sa politique, derrière les éconocrates et les technocrates des cabinets ministériels, il y a les énormes puissances économiques qui ont colonisé un Pouvoir qui obéit à leur Pouvoir.
Alors, quelles que soient les scories que comportent le mouvement (et la libération de Paris en 1944 elle-même a comporté des scories et flétrissures), quels que soient les parasitages dégradants, voyons que, dans le soudain redressement des courbés, dans la vocifération des ignorés, dans l’exaspération des derniers de cordée, dans la jaune tenue de ceux qui sans cela étaient pour nos élites invisibles en tant que moins que rien ou pas grand-chose, dans le chaos et dans le désordre, il y a la revendication d’hommes et de femmes, de vieux et de jeunes, d’être reconnus comme êtres humains à part entière. "
Il a trois semaines il avait publié une précédente tribune dans Le Monde que la rédaction avait titré : " Il manque une pensée directrice au mouvement des “ gilets jaunes "
Dans son blog de Médiapart, il en donne la version originale : Le feu et les cendres
" La jaunisse est le signe d’une crise de foie. Les gilets jaunes sont le signe d’une crise de foi. Crise de la foi dans l’État, dans les institutions, dans les partis, dans la démocratie, dans ce que les partis appellent le système tout en faisant partie du système.
L’irruption soudaine de ce mouvement imprévu, son ampleur, ses désordres, puis les violences de samedi nous obligent à réviser les modes de penser prééminents sur notre société, sur sa civilisation, sur leurs carences et misères tant physiques que morales, sur notre République, sur notre présent, notre avenir et à repenser notre Politique.
La longue apathie de nos concitoyens devant les multiples restrictions et suppressions appelées réformes donnait l’illusion de l’acceptation ou de la résignation. Alors qu’une fois de plus un feu couvait dans le sous-sol d’un édifice qu’on croyait stable, et la taxe carbone a fait la brèche qui l’a déchainé.
Le caractère spontané du mouvement, son caractère : « Il manque une pensée directrice au mouvement des “ gilets jaunes ” » et sa diffusion par les réseaux sociaux ont a fait sa réussite initiale. Le gilet jaune a soudain changé de fonction et devenu étendard de révolte. Pas de responsable, pas de chef, pas de structure, pas d’idéologie, ce qui a permis de rassembler les mécontentements, déceptions, frustations, colères divers et hétérogènes du retraité au cultivateur front national et au jeune urbain insomis.
Mais cette force initiiale est devenue handicap au moment où il fallait annoncer sinon un programme du moins une orientation pour des reformes, et non tant des suppressions fiscales ou la démission du President. Certes des revendications multiples formulées à travers des voix diverses comportent des suggestions pertinentes mêlées à des idées farfelues. Mais il manque totalement une pensée directrice et une telle pensée conduirait à un éclatement entre les composantes hétérogènes d’un mouvement où les colères unies contre le pouvoir, sont en fait antagonistes entre elles. Donc tout ce qui a fait la réussite du mouvement risque de le conduire à un échec final .
Ce mouvement spontané est évidemment infra politique à sa source mais son caractère protoplasmique et déstructuré a suscité le parasitage des partis politiques d’opposition en même temps que celui des casseurs de tous poils qui ont eu le temps de bien préparer leur ingression et agression le 1 er décembre.
Ce mouvement est aussi au départ supra-politique car il fait appel à la morale et à la justice dans un pays où le pouvoir favorise les déjà favorisés et défavorise les déjà défavorisés.
Ce mouvement est aussi au départ de nature non violente, bien qu’usant de contraintes sur la circulation urbaine ou routière, mais la violence inouïe des casseurs, puis la violence qui en divers lieux cassait les casseurs, ont dégradé le 1er décembre et risquent de ruiner le mouvement des gilets jaunes. A moins qu’advienne, chez eux et en dehors d’eux, une prise de conscience au-delà des revendications, et l’esquisse d’une Voie pour notre société.
La prise de conscience est de comprendre que l’obstacle majeur n’est pas dans le pouvoir du Président et du gouvernement, il est dans le pouvoir multiforme du Profit qui a colonisé ce pouvoir.
Enfin le seul avenir de ce mouvement, s’il est encore concevable, aurait été de se doter d’un diagnostic pertinent sur les causes d’un mal qui certes a ses spécificités françaises, mais est plus général : la dégradation n’est pas seulement celle de la biosphère, elle est celle de la sociosphère, celle de l’anthroposphère, celle de la noosphère (sphère des activités de l’esprit) : il s’agit d’une énorme crise de civilisation et d’une énorme crise de l’humanité suscitée par la mondialisation déchainée.
Paradoxalement le mouvement, en s’opposant à la taxe pro-écologique, du reste brutalement assénée, s’est trouvé opposé et aveugle à ce qui constitue le salut : la lutte pour la regénération de la biosphère, la dépollution des villes, la revitalisation des terres par une agriculture fermière et bio. Cela dit, il me parait que si le gouvernement avait voulu saboter la cause écologique, il n’aurait pu faire mieux.
Car le salut est d’indiquer la Voie pour une politique nouvelle orientée par la volonté de dépolluer non seulement les sources d’énergies, mais nos villes, nos sols, notre atmosphère, notre alimentation, nos vies et qui prendrait le traitement du grand problème écologique multiforme comme source de régénération. Par la même serait refoulé progressivement le pouvoir hégémonique et incontrôlé du profit. Cette Voie nouvelle comporterait une politique de civilisation laquelle réduirait progressivement les carences de notre civilisation et en développerait progressivement les vertus.
Hulot a été contraint de démissionner devant la formidable résistance du pouvoir financier, des institutions, des esprits de nos gouvernants. Les Gilets jaunes n’ont combattu que les symptomes, non les causes.
Nous verrons si apparait une possibilité d’évolution positive dans ce sens, ou s’il ne faudra pas construire autrement et ultérieurement une Voie d’avenir."
10 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON