Essai sur le citoyen dans les sociétés occidentales
À l’aube du XXIe siècle, alors que les technologies de communication tendent de plus en plus à faire tomber les frontières et dans un contexte où la mondialisation et le libéralisme économique modifient sans cesse les anciens repères nationaux, les institutions des démocraties occidentales semblent, plus que jamais, appelées à connaître - et connaissent d’ores et déjà - des changements radicaux. C’est ainsi que l’institution citoyenne, base insécable des sociétés occidentales, voit également ses repères transformés.
Afin d’orienter notre réflexion d’une manière constructive, nous poserons la question suivante : l’institution citoyenne, dans le contexte du libéralisme économique et de la mondialisation, perd-elle du pouvoir ? Voilà par contre une question bien malaisée à élucider faisant intervenir plusieurs concepts fondamentaux - libéralisme, mondialisation, citoyenneté - dans lesquels s’empêtrer serait d’une facilité désarmante. Ainsi, dans un premier temps, nous définirons adéquatement et simplement ceux-ci pour, dans un deuxième temps, comprendre leurs influences mutuelles et tenter d’apporter un éclairage profitable sur cette question à la faveur des regards croisés de l’anthropologie, de la philosophie et de l’économie ; la question ne pouvant évidemment pas être cloisonnée à une unique discipline.
La dualité citoyenne
D’une part, puisque c’est de l’institution citoyenne dont il convient de discuter, la définir apparaît comme étant une prémice essentielle en vue de la bonne marche de notre raisonnement. Pour ce faire, allant droit à ses fondements occidentaux, nous nous aiderons de la définition de celle-ci imaginée par Jean-Jacques Rousseau dans Du contrat social.
Dans cet ouvrage précurseur de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme, Rousseau définit un citoyen qui, parfaitement libre, fixe ses propres lois, celles de son pays. De cette manière, le peuple - seul souverain légitime - est l’auteur des lois auxquelles il doit se plier et devient donc maître de sa destinée. Par ailleurs, ce procédé protège le citoyen de la tyrannie d’une pensée unique puisque, lorsque la volonté générale s’exprime, c’est nécessairement l’intérêt commun de tous les membres de la communauté qui l’emporte.
Ce citoyen rousseauiste est une représentation très précise du citoyen contemporain tel qu’on le connaît dans toutes les grandes démocraties. En effet, tous les peuples de pays démocratiques - nonobstant les particularités des systèmes en vigueur - tiennent en laisse leur destinée grâce au pouvoir de décision qu’ils ont, via leur droit de vote, eu égard aux dirigeants de leur pays. C’est sur ce citoyen que nous nous baserons afin de faire évoluer notre pensée.
D’autre part, nous définirons maintenant le milieu économique dans lequel le citoyen rousseauiste évolue, soit le libéralisme, et examinerons ce que celui-ci lui apporte. Toutefois, nous ne nous embarrasserons pas d’idées superflues et irons directement aux fondements de ce système, à sa pensée fondatrice : celle d’Adam Smith.
Ouvrage fondateur du système économique moderne en Occident, c’est en 1776 que La Richesse des nations fut publiée. Smith y illustre avec brio comment fonctionne la structure économique d’une société où la production ne répond à aucune planification et où tous les individus sont à la recherche de leur propre intérêt. Ainsi, il y explique que « le jeu de l’intérêt personnel, dans un environnement d’individus motivés de façon identique mène à la concurrence ; or, la concurrence amène à produire les biens que désire la société, dans la quantité qu’elle désire et au prix qu’elle est disposée à payer [1] » : il s’agit du célèbre concept de la main invisible. Smith définit donc un nouveau citoyen qui s’exprime essentiellement par ses choix économiques, ce dernier s’additionnant au citoyen civil tel que définit par Rousseau.
Ainsi, le citoyen occidental s’exprime sur deux fronts. D’un côté, par le biais d’un droit de vote, il décide des politiques qui seront appliquées dans son pays : c’est ce que nous appellerons le citoyen démocratique, le votant. Un être qui se définit essentiellement à travers ses choix collectifs. D’un autre côté, par le biais de ses choix de consommation, il dicte aux entreprises les produits et quantités qu’il désire : c’est ce que nous appellerons le citoyen économique, le consommateur. Un être qui se définit fondamentalement par le biais de ses choix individuels. Nous sommes donc face à une dualité citoyenne, ni plus ni moins.
La mondialisation et le citoyen
Suite logique du libéralisme économique, la mondialisation est tout simplement son extension à une plus large échelle, c’est-à-dire à une échelle internationale. En effet, cette dernière reflète l’abaissement des frontières économiques entre les pays de manière à faciliter, entre ceux-ci, l’échange des marchandises, des capitaux, de la main-d’œuvre et des connaissances. Il s’agit donc en premier lieu et fondamentalement d’un phénomène économique.
Par ailleurs, ce système économique globalisé nécessite des balises et des contraintes auxquelles, entre eux, tous les pays participants doivent impérativement se plier de manière à ne pas créer d’inégalités ou d’injustices. Ces accords, régissant le commerce entre pays, sont appliqués par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) ou par des institutions particulières prévues dans les traités commerciaux multilatéraux. De fait, tous les pays signataires perdent nécessairement une part de leur autonomie quant à leur politique commerciale et, corollairement, une part de leur pouvoir législatif.
Par exemple, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) empêche les pays signataires (Canada, États-Unis et Mexique) de favoriser, par le biais de subventions ou de tarifs douaniers, les entreprises locales au détriment des entreprises des autres pays signataires [2]. D’ailleurs, c’est en vertu de cette entente que le Canada a contesté devant les instances de l’ALENA les droits compensateurs imposés par les États-Unis sur les importations de bois d’oeuvre canadien entre 2002 et 2005. C’est aussi en vertu de cet accord que l’entreprise américaine Ethyl avait poursuivi le gouvernement du Canada pour « perte de profits escomptés » suite à l’interdiction par celui-ci, sur le territoire canadien, d’un additif à essence exclusivement fabriqué par ladite compagnie [3].
En somme, dans ces deux cas, un gouvernement s’est vu contester son autorité législative, sa capacité de faire ses propres lois. Or, lorsqu’un pays perd de son autonomie législative, c’est aussi chaque citoyen votant qui perd un peu de son pouvoir. En effet, puisque celui-ci décide, en allant voter lors des élections, de la politique qui sera adoptée dans les années à venir, cela revient à dire que ce vote a moins de portée, moins de poids. Dans cette perspective, le citoyen démocratique voit son pouvoir s’effriter. Toutefois, le citoyen perd-il pour autant sa capacité à exprimer ses valeurs touchant l’équité, l’égalité, la justice, l’environnement, etc. ?
Comme nous l’avons démontré précédemment, le citoyen ne s’exprime pas uniquement par un vote lors d’élections. Il est aussi un consommateur. Dès lors, par ses choix de consommation, il fait également transparaître ses valeurs et ses intérêts. Partant, nous pouvons considérer chaque achat comme un vote tacite, une manifestation individuelle de choix collectifs.
C’est d’ailleurs avec cette vision des choses que des groupes d’achat responsables ont vu le jour dans diverses parties de l’Occident afin de contrebalancer la perte de souveraineté des Etats impliqués dans des accords de commerce internationaux. Ainsi, au Québec, un organisme comme Équiterre est parvenu à créer Le Réseau de l’agriculture soutenue par la communauté (ASC), représentant aujourd’hui plus de 140 fermes, qui permet aux producteurs locaux de vendre directement leurs récoltes aux membres de leur communauté [4]. C’est également de la sorte que les sept plus grands vendeurs de produits équitables en Europe ont vu leur chiffre d’affaires combiné passer, pendant la période s’étendant de 1999 à 2004, de 92 à 167 millions d’euros [5], ce qui représente une augmentation de près 80 %.
Ce faisant, dirons-nous sans plus que la mondialisation entraîne la diminution du pouvoir citoyen dans son ensemble ? Ne dirons-nous pas plutôt qu’il y a lieu d’en douter ? En effet, le citoyen ne voit pas tant son pouvoir de décision diminuer que sa manière de l’exprimer se modifier. Autrement dit, les pouvoirs manifestés par son vote démocratique sont contraints, mais ceux qu’il peut exprimer sur la place des marchés s’en trouvent accrus d’autant. Il conserve en effet son droit de choisir les produits qu’il désire et donc, en définitive, d’encourager ou non les entreprises - culturelles, de fabrication, d’investissement, etc. - correspondant davantage à ses valeurs - lieu de production, respect de l’environnement, droit des travailleurs... Par ailleurs, élément à ne pas négliger, l’adhésion à ces traités commerciaux ne peut se faire qu’avec le consentement des gouvernements. Par extension, ce sont les citoyens eux-mêmes qui décident, ou non, d’y adhérer. Corollairement, ils ont tous les pouvoirs nécessaires afin de retirer leur pays desdits accords. Ainsi, dans un contexte de mondialisation, c’est donc à un transfert de pouvoir du citoyen votant vers le citoyen consommateur auquel on assiste avant tout.
Vers un citoyen consommateur responsable ?
En outre, tout comme le citoyen rousseauiste perdait ses libertés naturelles au profit de droits et devoirs démocratiques et politiques, peut-être sommes-nous en train d’assister à l’éclosion d’une nouvelle forme de citoyen dont l’étiolement de certains acquis offrent, en retour, des pouvoirs nouveaux lui permettant de faire face aux enjeux de la modernité dont l’ampleur nécessite des accords internationaux. En ce sens, pensons simplement à l’ensemble des problématiques environnementales dont l’exemple le plus éloquent est, sans conteste, le réchauffement climatique. Une telle problématique, à l’instar d’une multitude d’enjeux contemporains, ne peut en aucun cas être résolue au sein d’une unique nation, mais uniquement par un consensus international fort.
Finalement, la question n’est peut-être pas tant de savoir si le citoyen perd ou gagne du pouvoir que de savoir s’il sait utiliser de façon responsable tous les leviers démocratiques et économiques qui s’offrent à lui afin d’exprimer ses valeurs et intérêts par le biais de ses deux pôles décisionnels : le vote et la consommation.
[1] Robert L. Heilbroner, Les Grands Economistes, éditions du Seuil, 1971, p. 52.
[2] Voir chapitre 11, section A, article 1102 de l’ALENA.
[3] GOUVERNEMENT DU CANADA. AFFAIRES ÉTRANGÈRES ET COMMERCE INTERNATIONAL. Site du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international du Canda. [en ligne] http://www.dfait-maeci.gc.ca/tna-nac/disp/ethyl_archive-fr.asp [page consultée le 17 novembre 2007].
[4] ÉQUITERRE. AGRICULTURE ÉCOLOGIQUE. Section du site d’Équiterre consacrée à l’ASC. [en ligne] http://www.equiterre.org/agriculture/paniersBios/ [page consultée le 17 novembre 2007].
[5] Fair Trade Advocacy Office, PES Conference on Fair Trade, European Parliament, Brussels, 2005.
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