« Français, encore un effort si vous voulez (vraiment) être républicains ». (1)
Les derniers développements de la confrontation entre l’argyrocratie (pouvoir par l’argent) en place et le mouvement des gilets jaunes ont mis au jour une ligne de clivage présente de longue date dans notre société : la crédibilité-même du système de « démocratie représentative », euphémisme le plus souvent employé pour masquer la réalité d’une structure sociale qui n’est rien d’autre qu’une forme de clientélisme.
Le clientélisme est une méthode qui repose sur la promesse implicite d’un avantage matériel ou social en échange d'un soutien électoral, méthode dans laquelle le critère de choix utilisé par le client est : « es-tu en mesure de m’aider » ? Balkany et Dassault en sont de magnifiques exemples, mais cette vidéo dans laquelle Ségolène Royal demande à Mitterrand : « vous ne pouvez pas faire quelque chose pour moi ? » est également un exemple de cette coutume héritée de plusieurs siècles de ces pratiques paternalistes.
La « promesse » peut être négative plutôt qu’incitative : le pouvoir en place peut par exemple menacer de supprimer des postes de fonctionnaires s’il doit verser des aides, ou faire craindre que ses amis financiers apatrides susceptibles d’investir ne le fassent pas si le pays se montre indiscipliné.
Dans la « démocratie représentative » l’astuce que tout le monde connait sans vouloir l’avouer consiste pour un candidat à convaincre son électorat que sa circonscription ou son pays bénéficiera d’avantages (subventions, investissements, créations de postes, aménagement du territoire) privilégiés alors que les coûts seront supportés par l’état ou l’union d’états, ou à promettre à certains groupes de leur distribuer des ressources en les retirant à d’autres, les différents régimes de retraite étant le terrain de jeu favori pour la pratique de ce sport. Le non-dit est que la redistribution par liste de clients ne sera disponible que si le client apporte un soutien politique par son suffrage. Encore faut-il que le non-dit ne soit pas en plus un non-fait qui convaincrait alors le naïf d’’avoir été victime d’un marché de dupe, ce qui semble le cas d’une frange non négligeable des citoyens ayant donné leurs voix au président actuel
Dans notre « démocratie parlementaire », les liens citoyens-politiciens sont basés sur des incitations matérielles directes visant des individus et des petits groupes de citoyens que les politiciens savent très sensibles à de telles faveurs et sont prêts à échanger leur vote contre une compensation équitable.
Dans une telle relation, un individu de statut socioéconomique supérieur (patron) utilise sa propre influence et ses propres ressources pour offrir une protection ou des avantages, ou les deux, à une personne de statut inférieur : le favoritisme (appris dès l’école maternelle), la sécurité économique et la protection peuvent être échangés contre la loyauté personnelle et l'obéissance. Le corollaire est que le client se sent frustré et se rebelle quand ces contreparties sont confisquées, comme le mouvement actuel des policiers l’illustre clairement
Dans un système clientéliste comme le nôtre, les relations impliquent des acteurs inégaux (esclave et maître, serf et seigneur, métayer et propriétaire terrien, ouvrier et directeur, militant et chef de parti) et, si le clientélisme implique la réciprocité et le volontarisme, il implique également l'exploitation et la domination, génératrices par nature de tensions et de révoltes sporadiques.
Mais il n’est pas si facile de couper le cordon ombilical, car la colle de cet assemblage est un impératif catégorique, une norme morale tellement ancienne et universelle que d’aucuns l’assimilent à une « nature humaine » (deux termes associés alors qu’ils sont antinomiques), une « formule mère » de réciprocité qui comporte deux exigences :
- aider ceux qui nous ont aidés
- ne pas nuire à ceux qui nous ont aidés
Pour renforcer cette norme de réciprocité, les membres supérieurs de la dualité asymétrique clientéliste offrent à leurs inférieurs des cadeaux de cérémonie sous forme de médailles ou autres grigris sans valeur marchande qui créent un sentiment d'obligation de réciprocité dont le caractère équitable est exclu mais qui marquent leurs bénéficiaires comme des fers rouges, faisant d’un rescapé de guerre mondiale un ancien combattant qui prendra fait et cause pour ceux qui l’ont envoyé à l’abattoir.
Les « cadeaux » de clientélisme et de favoritisme ne motivent pas seulement les gens à voter directement pour le parti du parrain, mais renforcent également un réseau social dans lequel le parrain et le client sont intégrés. Les réseaux fournissent des informations sur leurs membres aux autres membres : nous savons si notre voisin ou collègue vote ou s'abstient, exprime son soutien à un parti ou à un autre. Les partis clientélistes (lequel ne l’est pas vraiment ?) ont recours à des militants intégrés à ces réseaux et sont des agents bénévoles des renseignements généraux. Leur connaissance du terrain leur permet de deviner en toute connaissance de cause si un électeur à qui le parti a donné des biens ou un emploi a effectivement suivi et soutenu le parti ou a fait défection. Le parti peut ensuite utiliser ces informations pour récompenser l'électeur qui a coopéré et punir l'électeur qui a fait défection ; il peut alors tenir l'électeur responsable de son vote.
Les électeurs indifférents, et ceux qui ne sont pas convaincus de l’équité des échanges vote/avantages espérés sont les cibles des plus gros efforts du marketing politique pour acheter leurs voix. La stratégie des candidats consiste à offrir des récompenses ciblées (avancements, promotions, invitations) aux abstentionnistes ou aux indécis, et non aux électeurs qui les soutiennent. Les électeurs les plus chouchoutés sont ceux qui ont démontré leur réceptivité aux cadeaux ciblés plutôt que ceux qui ont une prédisposition idéologique en faveur du parti du candidat. Mais jouer à ce jeu est dangereux, parce que cela finit par se voir, et les cocus n’apprécient pas.
Quand les manipulateurs oublient les règles du jeu que leurs propres pères avaient mises en place, les joueurs boudent et renversent même parfois l’échiquier et les pièces.
La question est de savoir si RIC et RIP suffiront-ils à éradiquer ce virus incrusté dans nos tissus sociétaux depuis le néolithique et peut-être même les sociétés de chasseurs-cueilleurs qui ont précédé la sédentarisation de sapiens, ou s’il ne s’agit que d’une redistribution des cartes pour une nouvelle partie ?
- « Français, encore un effort si vous voulez être républicains » est un des éléments de "La philosophie dans le boudoir" dans laquelle Sade exprime son opposition à la peine de mort, sa critique de la religion et son appel à l’émancipation sexuelle, à contre-courant des préjugés d’un monde qui ne s’est pas totalement écroulé en 1789.
30 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON