La création du service Street View (ou "Vue sur la Rue") par la société Google a suscité diverses réactions hostiles. Pourquoi cette hostilité ? Qu’y a-t-il de choquant dans le fait de photographier les rues et d’afficher les photos ? Violation de la vie privée ? Le problème relève-t-il vraiment de la sphère individuelle ?
D’un point de vue factuel ce service offre la possibilité de visualiser un paysage terrestre à 360°, c’est-à-dire comme si on y était. Il s’agit donc d’une sorte de copier/coller de notre croute terrestre dans la nouvelle dimension, la nouvelle dimension qui se développe à une vitesse hallucinante derrière les écrans (1). Nous avons là une vaste reproduction, par l’image, de notre décor quotidien ; notre environnement naturel bascule dans les nouvelles terres numériques. Street View est une sorte de décalque de notre milieu naturel dans le nouveau milieu lumineux, plein et virevoltant que nous avons créé ces dernières années. La Grande Gueule de Goo, qui a déjà avalé des kilomètres de livres et de journaux, avance maintenant à travers nos rues et les digère une à une. La conséquence est évidente : nous avons la possibilité de voir les rues sans bouger de chez nous. Chaque lieu géographique se change en un décor numérique, accessible d’un simple clic. Les villes, toutes les villes deviennent "accessibles" en même temps : l’espace se réduit comme une peau de chagrin. Les espaces urbains sont comme passés à la moulinette puis débités à volonté. Tout cela est un peu effrayant... mais pourquoi ? Pourquoi ressentons-nous une certaine méfiance, voire une sourde hostilité vis-à-vis de ce projet ? Par son côté systématique, Street View se présente comme une mainmise, une sorte de mise en fiche, une forme d’invasion ! Nous nous contentons, en tant qu’internautes, de saisir quelques petits textes, des bribes d’images ou de musique dans nos blogs et nos sites... La Grande Gueule de Goo saisit les villes ! Quelle démonstration de puissance ! Street View effectue un copier/coller de quelque chose qui existe déjà, il n’invente rien, et ce quelque chose n’est pas une invention, comme dans Second Life, ce n’est pas un univers artificiel, c’est Notre monde.
Voyons maintenant les choses d’un point de vue juridique. Mais d’abord écartons le reproche de violation de la vie privée. La CNIL a fait son travail : les visages sont floutés, ainsi que les plaques d’immatriculation (2). Non, ce qui nous heurte de manière plus ou moins instinctive, en particulier en France, est qu’il s’agit d’une appropriation privée du domaine public. Les rues font partie, juridiquement, du domaine public, ou, pour employer le vocabulaire policier, de la voie publique. Juridiquement cette notion est lourde de sens. Le domaine public comprend les forêts dites "domaniales", les fleuves, les bords de mer, les routes et ces espaces urbains que nous partageons tous et qui constituent notre monde commun. Le domaine public se distingue des domiciles privés, des commerces, des entreprises, qui ne sont pas accessibles librement car ils constituent des propriétés privées. Le service Street View n’est rien d’autre qu’une mainmise, non pas sur notre vie privée, mais sur notre espace public, lequel est en principe inaliénable. Le problème ne vient pas des utilisateurs ou des personnes qui pourraient être photographiées à leur insu, tout cela est secondaire, purement accidentel, le problème vient de Google lui-même et du sens même de ce projet, c’est-à-dire de cette sorte d’absorption systématique. Street View n’est pas illégal, mais illégitime. L’espace public ne saurait se retrouver entièrement en la possession d’une entreprise privée. Cette situation nous heurte car elle va à l’encontre des règles de base de notre société. Street View est une intolérable démonstration de puissance politique, venant d’une compagnie de négoce international. L’espace commun, ou sa régénération de l’autre côté des écrans, ne doit pas être soumis à la puissance de l’argent. Le domaine public doit être protégé, au même titre que les créations couvertes par le droit d’auteur. Mais à la différence de la propriété intellectuelle qui protège des intérêts particuliers, en l’occurrence ceux des artistes, la protection du domaine public a pour fondement l’intérêt général. La démocratie est en jeu derrière les sourires sympas des écrans de Google. Street View est une violation de nos droits de citoyen, une atteinte à notre souveraineté. Ce territoire nous appartient. Nous disposons, collectivement, d’un droit de propriété sur nos rues et ce droit est violé par Google. Il ne s’agit pas de protéger l’individu, le passant, l’automobiliste, mais le lieu, car ce lieu n’est pas privatisable, jamais, sous aucune forme, en aucune façon.
Street View doit donc être nationalisé. Ceux qui sourient à cet énoncé devraient imaginer qu’elle eût été leur réaction il y a moins d’un an à l’idée d’une nationalisation des banques. Pour le reste, certains considèreront qu’après tout il ne s’agit pas de l’espace public lui-même mais d’une reproduction, que tout cela n’a pas vraiment d’importance et que ce qui se passe derrière les écrans n’est pas un élément vraiment fondateur des évolutions à venir : libre à eux. Les autres, tous les autres doivent se demander par quelle aberration on a laissé une compagnie privée s’approprier l’espace public, le faire sien.
Le problème est à la vérité plus général : les nouvelles terres numériques sont entièrement sous la coupe d’intérêts privés. Il faudra tôt ou tard mettre un terme à cette situation (3).
Notre monde, c’est Notre monde.
Google ? TaGueuleGoo !
(1) Le monde numérique est gouverné par la loi du mouvement et de la copie...
Interview disponible sur :
(3) Emmanuel Cauvin, Ils regardent le gouffre, Troisième "édition", 341 pages, Avril 2009
Disponible sur :
(service d’impression à la demande)