Histoire du populisme occidental, de Périclès à Donald Trump
INTRODUCTION
La bataille de la Cité des morts
Existe t-il encore des peuples ? Au moment où le libre-échange conquiert toujours plus de territoires, abaisse les frontières commerciales et globalise la culture, la notion de peuple, venant de l'antiquité gréco-romaine, est remise en cause et a perdu de sa pertinence. Par le truchement des médias et d'internet, le champ a été investi par des mouvements identitaires qui répondent à l'individualisation des sociétés et transforment la politique en un marché culturel adapté à la mondialisation néolibérale. Les masses sont éclatées et ne sont plus encadrées par des structures collectives universelles. La plupart du temps, elles se répartissent entre des groupes assez fermés et sectaires, défendant une idéologie bornée et simpliste.
Arrive en scène le mot docte et savant de populisme (dans son usage actuel depuis les années 1980), pour caractériser les actions politiques qui tentent de reconstruire des communautés populaires, désintégrées par la fin des grandes idéologies et l'expansion irréfragable des marchés financiers. Tant est si bien que le mot du peuple lui-même, vieux depuis la nuit des temps, a été subsumé dans une nouvelle définition académique qui s'est répandue dans la sphère médiatico-politique : le populisme. À côté de ça, dans la vie quotidienne des gens il faut bien admettre que tout ce débat sur la sémantique est assez éloigné de leurs préoccupations et donc peu évoqué dans les conversations. Ici, les mots de peuple et de populisme n'ont qu'une signification vague et leur différenciation théorique n'est qu'un bavardage rhétorique assez ennuyeux autour d'un enjeu politicien assez vain et prétentieux.
En effet, si tant d'entre nous finissent par se désintéresser totalement de ces débats, c'est parce que l'essentiel se décide ailleurs. Le populisme est un placebo qu'utilisent les experts et les élites pour donner l'impression d'une part, que le peuple est encore une catégorie en vigueur sur laquelle ils exercent encore un certain contrôle, et d'autre part, qu'ils connaissent les gens du commun et partagent la même vie qu'eux. Or cette falsification des réalités est un tour de passe-passe que même un sujet inculte et proche de l'arriération mentale est à même de comprendre. À défaut de peuple, parlons du populisme, ça fait plus tendance et savant mais surtout ça permet de ne pas aborder le fond du problème : par définition le peuple, sans un minimum de démocratie directe, ça n'existe pas.
Le discours sur le populisme est aussi en grande partie un occultisme, qui croit à la présence de fantômes inexistants avec lesquels les intellectuels se rassurent, en restant bien assis dans un confort petit-bourgeois qu'ils pensent inamovible et éternel.
Mais la réduction au silence de cette Cité des morts exige un ultime assaut et de livrer une bataille théosophique où des paroles dangereuses fusent et volent en éclats, et où menacent de nous écraser des pans de pierre se détachant de temples en ruine. J'ai écrit ce texte parce que j'en ai assez d'entendre le mot "populiste" pour tout et ne rien dire et j'espère contribuer à faire cesser cette mauvaise comédie où la menace hitlérienne est invoquée à chaque remise en cause du système représentatif, banalisant au passage la violence raciale et nationaliste. À force d'outrage à la raison historique, les bonnes âmes libérales vont-elles nous fabriquer un monstre encore plus terrifiant et sanguinaire, au cas où le Frankenstein à la croix gammée ne fait plus aucun effet ?
Dans mon "article" précédent, je disais ne pas être favorable au néopopulisme. Je suis prêt à reconsidérer le débat mais à une condition fondamentale : la redéfinition du populisme, en ne se limitant pas au contexte actuel et en remontant jusqu'à l'histoire de l'antiquité. Sinon à quoi bon ressasser et alimenter le débat creux et mensonger qui oppose des méchants populistes aux gentils progressistes ?
Parce qu'au grand regret des thuriféraires de la démocratie libérale, le populisme est le fruit d'une évolution anthropologique bien plus longue que les politologues admettent généralement. Alors que la notion de peuple est peut-être aussi ancienne que le verbe être, restreindre le populisme à l'époque contemporaine et le détacher superficiellement de l'ensemble des mouvements similaires ayant eu lieu auparavant, est quand même le signe d'une certaine négligence intellectuelle qui se contente de reproduire des schémas de représentation ancrés dans l'actualité, et donc qui ne cherche pas à soulever la portée globale du phénomène, au-delà des petites différences idéologiques qui font vivre la démocratie représentative moderne.
Populismes et histoire : problématiques, cadres et enjeux
Comme chacun peut s'en douter, le populisme renvoie à des questions plus vastes et complexes que les clivages idéologiques contemporains. Lié à l'organisation des pouvoirs publics dès la fin de l'antiquité, ce phénomène ne devrait pas être résumé à une alternance entre deux options ayant pu être adoptées à l'époque contemporaine : soit un populisme de marché libéral-conservateur et autoritaire, plutôt occidental, soit un régime stalinien hyper interventionniste, plutôt asiatique. C'est-à-dire, à en croire les mots d'ordre bombardés par les médias de masse oligarchiques, soit la méchante droite xénophobe mais qui garde le capitalisme industriel, soit la très méchante gauche étatisée et collectiviste, donc à la fois totalitaire et miséreuse. Fort heureusement, au-dessus des hordes de monstres populistes jaillit toujours la lumière salvatrice du centre, qui les atomise massivement avec du super gentil social-libéralisme, indifférent et consumériste, ultra-mondialisé, irresponsable et égoïste.
Est-il enfin possible d'accéder à une vision plus profonde et objective du populisme, qui ne soit pas européocentrée et réduite au totalitarisme ? Ce grand débat, tournant autour de la violence politique des masses, ne relève t-il pas aussi d'enjeux concernant la gouvernance mondiale et les défis environnementaux ?
La plupart des analyses biaisent leur approche du sujet, parce que le postulat dominant est de dire que ce phénomène est consubstantiel à la modernité. Ainsi fixé à l'histoire récente des sociétés industrielles, aucun mouvement populiste ne serait capable de déroger à la norme déjà établie, puis de créer un ordre autonome sans rien attendre des autorités (ce qui est partiellement vrai et hautement problématique pour l'avenir, j'y reviendrai en conclusion en faisant le constat d'un peuple introuvable). Rien qu'une petite colère capricieuse d'une foule désorganisée qui ne met pas vraiment en cause les fondements du système, comme le pensent beaucoup de ceux qui n'en font pas partie, et j'avoue moi-même, aussi influençable que les autres. Comment ne pas l'être et rester lucide face au tsunami de borborygmes insultants qu'éructe le président Trump, populiste en chef des libéraux-conservateurs ?
Mais justement, comme le populisme désigne aussi un dérèglement général des organisations sociales, il s'agit d'y répondre à la source et de sonder les mouvements tectoniques qui produisent les agitations à la surface. Et nous allons rapidement découvrir que les causes du désordre ne sont pas si récentes, et ce qui est nommé pudiquement populisme est en réalité un bruit de fond permanent qui hante l'humanité depuis toujours.
Ainsi, de l'Antiquité à aujourd'hui, au milieu de toutes les guerres civiles et internationales qui ont n'ont cessé de repousser l'idéal d'une justice à la fois impartiale et équilibrée, la grande roue de l'histoire se joue de ces querelles humaines et tranquillement s'engouffre dans les flammes de l'abîme. Un défi croissant qui oblige à trouver des solutions qui n'ont jamais été mises en pratique dans l'ordre de grandeur nécessaire. Et ceci grâce à l'ensemble des témoignages qu'ont laissé les différentes sociétés humaines tout au long de l'histoire.
Suite à la crise financière de 2008 et à la progression consécutive de nouveaux partis autoritaires dans le monde, la question désormais imposée au débat public est de déterminer si le populisme est devenu un élément constitutif de toute stratégie politique et s'il s'avère incontournable pour engager des grandes réformes économiques et sociales.
Pour analyser le populisme, une approche historienne avec une perspective anthropologique et culturelle est favorisée et la grille de lecture n'est pas déterminée selon les opinions idéologiques contemporaines, ni selon l'historiographie des préjugés qu'une culture particulière a entretenus vis-à-vis d'une autre, mais par une observation froide et détachée des différentes pratiques communautaires en vue de construire et d'unir un peuple, le plus souvent dans des contextes de crise ou de guerre de résistance. Le fil conducteur est donné par la conjonction de deux phénomènes typiques qui se retrouvent dans la plupart des périodes de troubles politiques : de nouvelles techniques de mobilisation populaire qui se substituent à des autorités traditionnelles défaillantes, associées à la construction à la fois matérielle et spirituelle d'un projet politique à vocation universelle.
Dans l'intérêt d'une recherche globale sur un thème si ancien et répandu dans le monde, il serait contre-productif de hiérarchiser entre les différentes cultures et idéologies au sein desquelles de tels projets ont été mis en œuvre. En raison de la complexité que soulève la conception d'une Histoire du populisme occidental, de Périclès à Donald Trump, donner des bons et des mauvais points selon la probité morale des actes et des événements, comme dans un jeu d'opérations statistiques indexées sur le bonheur et la souffrance, ne peut pas être une méthode adéquate pour produire des données objectives utiles à la compréhension et au savoir. À part si le but est de se donner l'illusion tautologique que le même gagne toujours à la fin : c'est-à-dire soi-même, grâce à la béatitude d'un discours innocent, certes rassurant mais vain et trompeur.
Comme le populisme est un sujet à la fois très disputé et assez vaste, il est préférable de prendre une certaine hauteur et d'englober l'ensemble des mouvements populaires qui influencent toujours la modernité politique, du monde gréco-romain aux révolutions mondiales du XXIème siècle, en passant aussi par le Proche-Orient ancien et la naissance des religions monothéistes (surtout pendant le moment judéo-chrétien), puis par l'Europe occidentale à la fin du Moyen-Âge, lors de la Réforme et de la Renaissance, avant de finir sur le monde contemporain.
Mais avant d'aborder cette modeste esquisse du populisme à travers les âges (parties II et III), il est nécessaire de définir, par rapport au droit constitutionnel et à la philosophie politique, en quoi une telle perspective historienne se différencie et ouvre le champ vers d'autres horizons.
PARTIE I
UNE POSITION INCERTAINE entre union et sécession
À l'origine, une montée de l'exclusion des pouvoirs publics
Les spécialistes s'accordent généralement à définir le populisme comme le symptôme d'une crise durable des institutions et des identités politiques. Que l'effondrement des grands récits idéologiques et du mythe du progrès, la sécularisation des sociétés et la perte de souveraineté des États-nations provoquent l'essor de mouvements populaires qui souhaitent un refondation politique en vertu d'une histoire nationale commune, d'une appartenance ethnico-religieuse ou d'une lutte de dominés envers des dominants. Un moment critique où seule l'investiture d'un pouvoir constituant pourrait créer un nouveau peuple, en établissant de nouvelles règles.
Suivant cette acception, est populiste un acteur qui cherche à mobiliser une communauté qui n'est pas effective, soit en gestation soit en déliquescence. Le populisme se définirait comme un appel systématique à l'émergence ou au retour d'une union politique censée résoudre une situation d'impuissance, d'anarchie généralisée ou de conflit international imminent, alors que les cadres sociaux et les institutions sont défaillants ou n'ont pas encore été établis.
En l'absence d'une nouvelle organisation, la force précède le droit et les usages. Un climat imprévisible s'instaure, où le moindre petit conflit peut devenir incontrôlable et menace de se propager à l'ensemble des parties. Dans un premier temps, pour répondre aux besoins pressants de stabilité et de sécurité des plus vulnérables, le populisme est une stratégie politique qui revendique l'usage de moyens extraordinaires pour réformer les pouvoirs publics en faveur du plus grand nombre.
Dans la pratique, l'origine des réactions populistes est souvent le fait des élites traditionnelles qui constatent leur impuissance face à une population désunie, où n'existe pas de sentiment d'appartenance à une même communauté. Afin de sensibiliser le plus grand nombre, un discours avec de l'exagération et de l'emphase permet d'attirer une attention qu'il n'est pas possible de susciter autrement, avec un jargon technique froid et modéré. Il est fort probable que cette nécessité soit la cause première de la politique, en tant que caisse de résonance pour interpeller, réunir et informer un groupe, sur la place publique ou ailleurs. Par rapport à cette fonction d'amplificateur, le populisme désigne un niveau maximum ou même au-delà, la voix n'étant pas simplement amplifiée, mais aussi démesurée et sortant d'elle-même. Selon les normes imposées aux discours publics contemporains, le populisme n'est pas juste un mot plus haut qu'un autre, mais un cri insupportable, à étouffer immédiatement.
Sous cet angle, il est évident que le populisme ne date pas des années 1930, 1890 ou 1790. Qu'aussi, il ne soit pas la simple traduction de la lutte des classes et véhicule également des conflits géopolitiques et culturels entre différentes régions. De tout temps dans l'histoire, la diversification des rapports sociaux à travers des réseaux d'échange de plus en plus étendus et sophistiqués s'accompagne nécessairement de formes supérieures de rationalisation et de structures pyramidales. Cette reconstruction permanente des institutions engendrent une différenciation entre les espaces, les populations et les activités, et donc un certain désordre souvent très injuste, remettant en cause les précédentes organisations et excluant désormais de larges catégories de la population, et à tous les niveaux de la hiérarchie.
Pour remédier à cette crise récurrente depuis l'antiquité, la fondation d'une nouvelle communauté politique passe généralement par l'adoption de nouvelles règles collectives, l'usage d'un nouvel espace public de rassemblement et de délibération, séparé des institutions déjà existantes et des pouvoirs constitués, et parfois la transmission de récits récupérateurs qui célèbrent et remémorent l'identité du groupe fondateur à travers les générations (les Pères fondateurs des États-Unis d'Amérique, ou bien les Douze Apôtres pour la religion chrétienne, par exemple).
Nous verrons aussi que les conceptions du peuple en tant que pouvoir constituant peuvent être très différentes selon les cultures régionales et les périodes considérées, bien que certaines caractéristiques communes peuvent se révéler. Là réside tout l'intérêt d'une telle perspective, qui mette en exergue des similitudes dans tous types de réformes "populistes", favorables au plus grand nombre dans l'organisation des pouvoirs.
L'opposition fondamentale entre pouvoir populaire et souveraineté
Un des principaux intérêts d'une approche strictement historienne est d'appréhender le populisme non pas comme un type de force sociale pouvant exercer le pouvoir légitime à un moment précis, comme le font généralement le droit et la science politique, mais plutôt comme une technique singulière de gestion des affaires publiques, propre aux classes moyennes et populaires, à toute époque et dans toutes les civilisations. Autrement dit, une différence fondamentale est à établir entre le populisme en tant que mode de représentation, associé à la gouvernance d'un régime politique, et l'ensemble des pratiques sociales qu'une majeure partie de la population défend comme un bien commun, ou au cas échéant, comme lui revenant en propre.
De cette distinction en découle une autre, entre souveraineté et pouvoir populaire. Étant donné que le cœur même de l’activité politique se nourrit d'une opposition naturelle entre différents acteurs vis-à-vis d'une représentation globale du pouvoir, la question de la souveraineté, à savoir la reconnaissance d'une autorité supérieure par une pluralité de groupes, est fondamentalement différente de la question constitutionnelle, dont dépend l'organisation des relations entre ces mêmes groupes.
Il est vrai que les deux questions sont souvent confondues dans une optique de conquête de pouvoir global sur la société, et fatalement un mouvement populaire digne de ce nom serait celui qui réussit forcément à exercer un pouvoir souverain, bien que l'histoire a démontré qu'un bon nombre de dynamiques sociales n'ont pas eu besoin d'atteindre un tel degré de puissance exclusive pour transformer une société. Alors qu'en sens inverse, la conquête de la souveraineté a souvent occasionné une perte d'autonomie à moyen et long terme, notamment pour les classes populaires, parce qu'elle révèle et expose leurs stratégies à la merci du bon droit des autres puissances, notamment celles qui lui sont totalement indépendantes. Pour la même raison, généralement les élites font fi de la souveraineté, non pas seulement parce qu'elle les déposséderait de leurs privilèges, mais parce qu'elle leur est assez inutile et toute symbolique : en rien elle ne permet d'accroître une force politique quelconque. Certes, la souveraineté permet de rassembler sous une même bannière, mais elle ne garantit ni la cohésion sociale ni le renforcement d'une quelconque minorité agissante.
Cela, c'est la constitution qui le permet. Autrement dit, la cohérence du pacte discret et sous-jacent aux inscriptions gravées sur les monuments nationaux et aux péroraisons grandiloquentes des chefs d'État. Initialement, la source des pouvoirs constituants est alimentée par l'antagonisme fondateur entre des dynamiques sociales divergentes, bien avant la formation d'un État souverain qui émane d'une volonté générale. Dans ce cas de figure, le populisme est une stratégie qui vise à favoriser le plus grand nombre dans le débat et la gestion des affaires publiques, et n'exprime pas automatiquement un instinct de toute-puissance totalitaire, comme le laissent souvent entendre les médias de masse, d'une manière pas si contrôlée et assez dangereuse finalement.
Lorsque cette demande en faveur du plus grand nombre n'est pas reconnue ou ne présente pas un minimum de cohérence, soit elle est instrumentalisée par des élites qui exploitent ces aspirations populaires au profit de leur propre conquête du pouvoir, soit elle trouve des débouchés dans la création spontanée de nouvelles institutions par un ensemble de mouvements civiques. Et dans les cas d'une incompatibilité entre les deux, nous verrons aussi que la sécession par rapport aux pouvoirs publics constitués reste toujours un clivage majeur qui traverse et ronge tous les mouvements populaires (et même élitaires, à un niveau plus individuel).
La division plutôt que la sécession, rarement l'union
Le populisme est la traduction d'une division qui s'opère au sein d'une société, remettant en cause l'organisation des pouvoirs publics. Contradictoirement, une sécession vis-à-vis des autorités légales, qui crée généralement un antagonisme entre différentes parties, ne peut s'accomplir sans avoir constitué une alliance populaire au préalable. Cette dernière étant constamment menacée par des oppositions internes, la division progresse et l'oblige à négocier un pacte. C'est la phase où les pouvoirs constituants établissent un nouveau régime, où les acteurs politiques cherchent à résoudre des conflits qui sont apparus pendant les révolutions et les guerres civiles : c'est l'éternelle reconduction de la fameuse division entre classes sociales à travers l'organisation des États.
Pendant le mandat du pouvoir constituant, en vigueur à tout moment sur la base d'une majorité qualifiée, le populisme est l'expression d'une hésitation entre union ou sécession, débouchant sur ce moyen terme qu'est la régulation institutionnelle de la division entre classes, via la création d'une nouvelle organisation politique. Celle-ci permet de ménager à la fois un désir d'unité et un besoin de rupture envers un régime précédent, puis de stabiliser l'ordre public quand les rapports de force entre les différentes parties sont indécis et les réactions internationales imprévisibles.
Reprenant cette division entre classes désormais régulée par les pouvoirs constitués, la dénonciation du populisme n'incrimine pas le peuple lui-même puisqu'il est en principe encore uni grâce à sa disposition constitutionnelle, mais critique plutôt un état de la société marqué par la violence de certaines minorités prétendument en sécession, aussi bien des ressortissants de certains pays étrangers que des opposants idéologiques affiliés à des partis extrémistes. Sous le vocable de populistes sont désignées des franges de la population censées être plus rebelles et moins promptes à respecter les autorités.
Mais les élites et les classes supérieures des démocraties libérales, qui se dédouanent elles-mêmes de toute responsabilité dans la dégradation des rapports sociaux en accusant globalement les classes populaires d'en être la cause et de fomenter une sécession, se retrouvent à défendre une stratégie contre-productive qui aboutit à une impasse : le jeu qui consiste à vouloir multiplier à l'infini la division (paradoxes de Zénon) et qui en retour augmente toujours plus le populisme. Une belle automutilation collective dans un happening quasi artistique et inlassable, à ne surtout pas manquer lors des prochaines campagnes électorales.
Ainsi s'approfondit la mécanique de la violence, qui fonctionne selon les mêmes ressorts depuis certainement la préhistoire : les moyens de conquérir et de garder le pouvoir deviennent en eux-mêmes des fins auxquelles chaque moindre décision doit être destinée. Pour les élites il ne s'agit plus alors de gouverner, mais de décréter un état d'urgence permanent où tous les coups sont permis : casse sociale, procès et incarcérations politiques, propagande mensongère, corruption généralisée, multiplication de lois d'exception vidant de substance le droit commun puis aboutissant finalement à la liquidation de la justice elle-même.
PARTIE II
LE POPULISME ANCIEN ET L'INVENTION DU DISCOURS PUBLIC
Les deux grandes figures historiques du populisme
Le populisme est consubstantiel à la démocratie, et souvent très utile aux régimes oligarchiques et autoritaires. Pour une raison simple : convaincre une majorité nécessite de faire appel au plus grand nombre, et l'amplification de la parole est sans doute la première des conditions d'une activité politique. L'aménagement d'espaces dédiés à la discussion publique, les assemblées populaires, est incompréhensible sans cette volonté de diffuser, de rationaliser et de départager les différentes opinions qui émanent du corps social.
La surenchère consistant à développer une série d'arguments en exploitant une opinion partagée par le grand nombre, faisant passer la partie pour le tout, est certainement le procédé rhétorique le plus usité et donc le plus critiqué. Pour corriger cette déviance inévitable et survenant lors de toute discussion populaire, sont apparus dans l'histoire deux types de méthodes diamétralement opposées mais parfois complémentaires et donnant ainsi des formes intermédiaires : soit la recherche d'une stricte égalité dans la prise de parole et de décision, qui étend le cadre de la discussion publique et limite l'influence disproportionnelle de quelques-uns et des minorités actives, soit l'adhésion unanime à une disposition hiérarchique très codifiée et centralisée, généralement calquée sur les structures claniques du domaine privé, où le discours public sert à glorifier une orthodoxie consensuelle, dont seules les modalités peuvent éventuellement se débattre.
Suivant ces deux tendances qui se succèdent ou se superposent, les sociétés méditerranéennes de l'antiquité nous ont légué deux principaux modèles de discussion populaire et d'organisation des pouvoirs publics, qui ont été retravaillés souterrainement pendant le Moyen-Âge et déterminent toujours la culture politique moderne. Par souci de synthèse et de mettre en évidence le rôle du peuple au sein de cette double évolution, ces deux grandes figures universelles sont dénommées le populisme gréco-romain, apparu dans les cités grecques de l'Époque classique, considéré comme l'âge d'or d'une éloquence aristocratique et militaire, et le populisme messianique, venu du judaïsme hellénistique et chrétien à partir du IIIème siècle av. J.-C., qui a réactualisé un discours liturgique dans la lignée des grandes épopées royales de l'Orient ancien.
La démocratie athénienne, une exception à l'origine de la politique
Fruit d'un pacte entre l'aristocratie et le peuple, l'instauration progressive de la démocratie athénienne depuis les réformes de Solon (594 - 593 av. J.-C.) fut une exception dans l'histoire de l'antiquité et du Moyen-Âge, si ce n'est jusqu'à nos jours. La particularité des athéniens fut d'avoir appliqué des réformes révolutionnaires sans provoquer une sécession du corps civique, comme dans la Rome républicaine et la très grande majorité des autres constructions étatiques. Ils ont inventé une forme inédite d'union politique où la hiérarchie entre catégories sociales ne déterminait pas celle entre pouvoirs publics, ce qui fut rarissime dans l'histoire méditerranéenne et occidentale. De plus, ayant été le foyer d'une expansion culturelle et intellectuelle florissante où puisent encore la pensée et le savoir contemporains, tous ces éléments font que la cité athénienne de l'Époque classique suscite toujours autant d'interrogations, d'admiration et d'engouement. Malgré une si petite étendue territoriale et une apogée de courte durée, cette attraction hors du commun qui a traversé les temps ne peut s'expliquer sans évoquer le caractère unique de son organisation.
En vertu de cette singularité inépuisable, comme un feu sacré duquel se diffuse un culte religieux, la cité athénienne demeure la Terre sainte des démocrates, radicaux et modérés, la puissance tutélaire vers laquelle ils se retournent pour se régénérer. Comme chacun le sait, la foi en la politique n'a jamais été un sentiment anodin universellement partagé et elle est assez minoritaire, étant donné qu'elle subit en permanence un détournement au profit d'intérêts particuliers, et hélas le plus souvent pour s'enrichir soi-même.
Contrairement aux idées reçues, les aristocrates de l'antiquité gréco-romaine faisaient souvent appel à une autodiscipline qui restreignît leurs ambitions, afin de se préserver eux-mêmes en tant que groupe et de mettre au second plan leurs rivalités personnelles. Ce que la tragédie mettait aussi en scène. En plus d'attribuer de nouveaux pouvoirs aux classes censitaires inférieures, les réformes clisthéniennes (à partir de 508 av. J.-C.) tentaient de limiter l'influence et les abus des chefs de clans aristocratiques et de freiner l'ascension tyrannique d'un des leurs en gagnant les faveurs du peuple avec un discours démagogique – l'affreux populiste honni et ostracisé par les élites de l'époque.
Pour empêcher que s'aggravassent les conflits entre familles aristocrates, en se disputant l'allégeance des catégories populaires, la solution adoptée fut de procéder à un redécoupage quasi arithmétique du territoire afin d'assurer une égale répartition du peuple à la fois dans l'espace public, les institutions centrales et locales (isonomie), désolidarisant les réseaux claniques et leurs clientèles de l'attribution des mandats et des magistratures (sauf quelques-unes, comme le stratège). Mais ce nouvel encadrement aurait été insuffisant sans la généralisation du tirage au sort et de la rotation des charges annuelle dans le fonctionnement des assemblées délibératives, faisant de la démocratie athénienne une exception, en comparaison de tous les régimes révolutionnaires qui tentèrent de s'en inspirer.
Initialement conçue pour maintenir leur rang et ne pas se faire éliminer par des concurrents ou des ennemis venant de l'étranger, la stratégie populiste mise en œuvre par certains membres de l'oligarchie a été une des principales causes de la fondation des premières institutions démocratiques. Remédiant au populisme désorganisé des tyrans qui divisaient les classes dirigeantes, cette construction progressive d'un pouvoir populaire a instauré la première communauté civique de l'histoire et, avec le concours de l'art théâtral, elle a posé les fondements du discours public. Il existait donc une affinité entre démocratie, guerre, théâtre, politique et populisme.
Jusqu'à l'époque contemporaine et l'apparition de l'art cinématographique qui transforma radicalement la scénographie politique, deux conditions préalables étaient nécessaires à l'éclosion des révolutions démocratiques : la croissance d'une classe moyenne urbanisée capable de s'armer et de se défendre, et d'autre part qui trouvait une cohésion en formant un public lors des représentations théâtrales. Sans cette combinaison, qui s'est retrouvée dans l'Angleterre de la Renaissance puis aux siècles suivants dans les autres pays d'Europe occidentale, les coutumes intangibles d'un ordre social très hiérarchisé se reproduisaient indéfiniment, et n'autorisaient que la reproduction à l'identique d'une mise en scène des rites traditionnels. Tandis que le jeu théâtral suppose un minimum de distanciation, et donc une intersubjectivité avec laquelle le public prenait conscience de lui-même et de son autonomie.
Par extrapolation dans le domaine institutionnel, le peuple se mettait lui-même en scène et réécrivait sans cesse sa propre histoire. Le comique et le satyrique, plus que le tragique encore, dans leur art du décalage, de la caricature et de la spontanéité, et une prédilection envers des thématiques mondaines et vulgaires, étaient le vecteur de la critique populaire et du débat démocratique. Et le populisme, étant une exagération théâtralisée au service d'une vision stratégique sophistiquée, est le règne du sarcasme.
Assujettis à ce dernier, aux éminences athéniennes voulant se distinguer, bien mal leur en a pris. Autant acclamé que persiflé, voire tenu comme responsable de tous les maux, le stratège militaire Périclès (495 -429 av. J.-C.) en fit apparemment l'amère expérience. Ce n'était pas faute d'être aimé voire adulé du peuple athénien, mais sa tendance à lui donner toujours davantage exaspérait les classes supérieures. Institué aux alentours de 450 av. J.-C., le misthos, réforme elle aussi inédite et radicale, concentrait nombre de critiques. Avec ces quelques oboles données aux nécessiteux quand ils siégeaient aux assemblées, exerçaient des magistratures et se divertissaient aux spectacles, c'est-à-dire toutes les activités normalement réservées aux bien-nés (Eupatrides), aux intellectuels et aux commerçants, pour ces derniers c'était le signe que la cité se dévoyait. Ponctionner le trésor public afin de le redistribuer à des paysans sans terres revenait à dilapider les richesses, à encourager la paresse et la corruption, et surtout donner aux masses l'appétit du pouvoir. Si le citoyen ne dépendait plus que des pouvoirs publics pour assurer sa propre autonomie, n'était-ce pas ouvrir le champ à la prévarication et aux injustices ?
Malheureusement, en plus de servir une stratégie de conquête militaire, le misthos révélait aussi les limites de la démocratie, en élargissant celle-ci à une dimension sociale et économique : si l'égalité entre citoyens dépendait d'une redistribution des richesses institutionnalisée, est-ce à dire au fond que les pouvoirs publics seraient impuissants à transformer la société et resteraient soumis à des influences qui échapperaient au débat politique ?
Avant ceux qui essayèrent d'établir un régime démocratique à des époques ultérieures, les athéniens faisaient là encore une découverte essentielle, mais cette fois-ci beaucoup plus problématique : l'absence de lois fondamentales garantissant la pérennité d'une démocratie. À la différence des autres types de régime, sauf éventuellement une tyrannie personnelle voulue par le peuple et restant sous son contrôle, le régime démocratique ne reposait pas sur d'autre fondement que celui des conditions permettant la continuité de la discussion et de l'union populaire, où chaque citoyen partageait un droit égal de participation et de décision. La démocratie n'étant pas synonyme d'État de droit, comme on a un peu trop tendance à le penser aujourd'hui. Le risque d'abus de pouvoir du simple citoyen était aussi inévitable que le succès populiste de certaines personnalités charismatiques, comme les généraux victorieux.
Parvenue au faîte de sa puissance et administrant un empire maritime, la démocratie athénienne n'avait pas seulement inventé le populisme en faveur des pauvres, mais aussi bien en faveur des riches. Les intérêts de la cité étant disséminés sur toutes les îles et les côtes de la mer Égée, en réalité les élites habitant l'asty (la ville) ne pouvaient pas s'opposer au partage du gâteau avec les paysans sans terre (thètes) venant de la chôra (campagne, village), qui avaient permis les conquêtes territoriales comme rameurs des trières et avaient contribué à enrichir les grands propriétaires terriens.
Les peuples reproduisent généralement le comportement de leurs élites, et inversement. Il est souvent exagéré d'essentialiser l'opposition entre le peuple et l'élite, d'une part parce que l'exception athénienne démontre bien qu'un pouvoir populaire, qui plus est dans le cadre d'une démocratie directe qui serait aujourd'hui considéré comme le stade ultime d'un populisme écervelé, se concilie bien avec un prestige de type aristocratique ; et d'autre part, cette grille de lecture qui n'est qu'une reformulation atténuée de la lutte des classes, passe à côté du fait que le rapport conflictuel entre dominants et dominés peut être aussi transversal à toutes les catégories sociales, par exemple entre femmes et hommes, parents et descendants, citoyens et étrangers, libres et esclaves, etc.
Si dans leur ensemble, les historiens, les philosophes et les écrivains grecs ont condamné le régime démocratique athénien en raison de ses supposées ingouvernabilité, dépravation et gabegie, alors qu'il était en même temps le lieu le plus riche, faste et rayonnant du monde grec antique, on pourrait se demander si leur déception n'était pas justement à la hauteur des promesses qu'il avait suscitées puis laissées à l'état d'ébauche, quand même assez remarquables, notamment la qualité de leur réflexion intellectuelle.
Enfin, rien ne dit qu'avec un autre type de régime Athènes aurait mieux géré les crises et plus résisté à la Ligue du Péloponnèse. À la fin du Siècle de Périclès – qui donnait des prémisses à celui de César par rapport au lien entre démocratisation, populisme et impérialisme – toujours est-il qu'avec les désastres de la Guerre, le déclin économique et les brèves tentatives d'imposer un gouvernement oligarchique en 411 et en 404 av. J.-C. (Les Quatre-cents et les Trente Tyrans), les Athéniens n'ont pas trouvé de meilleure solution que la démocratie pour rester unis.
Quelques décennies plus tard, encerclée par les armées macédoniennes, la cité sombrait magnifiquement dans une péroraison infinie, que clamait avec peine l'orateur Démosthène, son illustre et dernier défenseur pour des siècles.
– À SUIVRE – La République romaine : la sécession institutionnalisée, levier de la puissance militaire (PARTIE II)
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