Ils sont tombés par terre, c’est la faute à Colbert !
« Pour nous, héritiers des Lumières et de Rousseau, la liberté est un droit naturel, elle est constitutive de la définition même qu’on se fait de l’homme. C’est pourquoi l’esclavage est un crime contre l’humanité. Mais le XVIIe siècle, dans la lignée du droit romain, ne raisonne pas ainsi : pour lui, la personnalité juridique d’un individu n’est pas consubstantielle à son humanité. Il ne voit pas de contradiction à ce qu’un esclave soit en même temps une propriété et un homme. (…) La qualification comme "bien meuble" par l’article 44 ne signifie pas que le Code noir l’assimile à une chose ou à un animal (…), mais traduit qu’il peut être vendu, acheté, loué ou prêté. L’article 2 stipule que l’esclave doit être baptisé et catéchisé. Il serait absurde d’enseigner le catéchisme à un meuble (…). Le Code noir ne donne absolument pas tous les droits aux maîtres. Il les oblige même, en principe, à prendre soin de leurs esclaves. Ils sont tenus de les nourrir et de les vêtir (article 22 et 25). » (Jean-François Niort, décembre 2017).
Incontestablement, Jean-Baptiste Colbert (1619-1683) est un personnage majeur de l’histoire de France. Bras droit du roi Louis XIV quand ce dernier a pris son indépendance et son envol, successeur du puissant Mazarin, pseudo-rival de Louvois, Colbert a gouverné et organisé la France pendant plus d’une vingtaine d’années. Qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, son sens de l’État était incontestable et remettre en cause son importance dans l’histoire de France est aussi stupide que remettre en cause Napoléon, par exemple.
Mais la "mode" est maintenant au déboulonnage de statues. Il y a un côté dérisoire et stupide dans cette démarche. J’écris la "mode", mais c’est le fait d’une infime proportion de la population, des activistes qui, peut-être plus par provocation que réflexion, veulent faire bouger des choses. Les lacunes de plus en plus évidentes en cours d’histoire se font ainsi jour sur la place publique.
Certes, il y a parfois des justifications aux déboulonnages de statues : celles de Lénine ou Staline, celle de Saddam Hussein… partout dans les dictatures où le culte de personnalité faisait des statues des totems, les renverser, c’était symboliquement renverser ces dictatures. Mais en France, nous sommes en démocratie et en pays de libertés. Tout le monde peut s’exprimer, même pour dire qu’il ne peut pas s’exprimer !
Soyons clairs : le mouvement initié par la mort scandaleuse de George Floyd est sain en ce sens qu’il a fait prendre conscience de faits-divers qui ne doivent plus se répéter aux États-Unis. Un mouvement qui ne serait pas très éloigné, dans la forme, du mouvement MeToo, avec un combat contre le racisme au lieu du harcèlement.
En France, le débat a été préempté par des organisations identitaires qui tentent de faire de la récupération et de l’amalgame. Amalgame avec la mort tout autant regrettable d’Adama Traoré dont les circonstances seraient très différentes de celles de George Floyd, amalgame entre des actes de racisme individuels et un supposé racisme d’État dans les forces de l’ordre. Tout cela ne sent pas très bon, car à vouloir mélanger tout, on rend confus les enjeux. C’est surtout contreproductif pour une juste cause.
J’expliquais que le communautarisme est un racisme, surtout en France biberonnée à l’idéal républicain qui se fonde sur l’égalité des personnes que seul le mérite peut distinguer. Notre culture française est aux antipodes du communautarisme tel qu’il peut se pratiquer dans des pays à influence anglo-saxonne, particulièrement en Grande-Bretagne, aux États-Unis, mais aussi en Afrique du Sud voire en Inde et au Pakistan.
Vouloir transformer le combat contre le racisme en guéguerre entre "Noirs" et "Blancs" est stupide, et concourt aussi à la dégradation de la cohésion nationale (en même temps qu’à la dégradation du niveau intellectuel des débats publics). De toute façon, tout ce qui éloigne cette cohésion nationale et ce vivre ensemble est un allié au racisme, même si c’est véhiculé par des soi-disant ligues antiracistes. La paix n’a jamais été la victoire d’un "camp" contre un autre, fût-il le "camp" des "opprimés", et surtout quand il n’y a pas de "camps" à l’origine. C’est l’acceptation et le respect de tous, dans leurs différences comme dans leurs points communs.
Cela écrit, je reviens sur un acte de délinquance durant la nuit du 23 au 24 juin 2020 à Paris : la statue de Colbert trônant devant le Palais-Bourbon, en face de la Seine et de la Concorde, a été tagguée d’une peinture rouge sur son corps, représentant du sang qu’il aurait dans ses mains, et sous-titrée de la même peinture avec l’inscription "Négrophobie d’État".
Je m’étonne d’abord du terme, étant convenu que "Nègre" est une forme péjorative de "Noir" voire "Black". À quand la "bougnoulphobie" (ou "bougnoulophobie" mais c’est un peu long) ? Rien que ce terme est stupide et dérive de l’oxymore. Quant à "d’État", la vraie question est plutôt : qu’est-ce que l’État ? qui est l’État ? Colbert a eu une influence déterminante sur l’État en France mais depuis sa mort, beaucoup d’eau a coulé. Bref, parler "d’État" en 2020 et s’en prendre à Colbert, c’est une erreur de raisonnement et de discernement.
Concrètement, je trouve dérisoire ce fait-divers, même si je préfère un attentat contre une statue à un attentat contre des personnes vivantes, prises au hasard ou ciblées. Colbert est mort depuis plusieurs siècles et s’en remettra. Le problème, c’est que ce genre d’actions est stupide car cela n’impactera pas sur des supposées victimes du racisme. On ne s’occupe pas des conditions des hommes, on en est juste à de l’activisme militant sans effet réel. Sans volonté d’amélioration commune, sans recherche du bien commun.
S’en prendre à Colbert pour fait de racisme, c’est au moins l’expression d’une triple bêtise. C’est d’abord l’incapacité à contextualiser l’histoire. C’est vrai que certains disent aujourd’hui avec les connaissances d’aujourd’hui ce qu’il aurait fallu faire en mars dernier contre la pandémie. Dans les années et décennies qui viennent, nous aurons sans doute de nombreuses thèses en sociologie sur le sujet.
La contextualisation est importante. Il faut essayer de comprendre quelles étaient les idées dominantes, ou même considérées comme normales à une époque donnée. Il y a plus de retard en France dans l’attention portée aux femmes (elles n’ont voté qu’en 1945 !), que dans la lutte contre le racisme et l’esclavage (ce sont deux choses distinctes) à partir du moment où la Révolution française a considérablement fait bouger les lignes.
Colbert n’est pas la première victime mémorielle de la décontextualisation. Ainsi, Hergé a été fustigé, toujours après la mort évidemment (la lâcheté, c’est de ne pas laisser la personne se défendre), pour avoir sorti "Tintin au Congo". C’est indiscutable que la manière très paternaliste et infantilisante des rapports entre Tintin, pourtant petit jeune, et les Africains, parfois âgés, qu’il rencontre, est particulièrement écœurante avec la vision d’aujourd’hui. Hergé n’en était pas fier, et encore moins du "Tintin au pays des Soviets" dont il interdisait la réédition (trouvant sa description de l’URSS un tantinet simpliste). Il faut imaginer le double contexte : la peur des Soviétiques et aussi la jeunesse, tout simplement, de l’auteur de bande dessinée, dont la pensée n’avait probablement pas atteint la maturité souhaitable. Faut-il brûler Hergé ? Pas plus que n’importe quel auteur dont on trouvera toujours des tares par rapport à la doxa du moment.
Au-delà de la contextualisation, il y a aussi l’idée qu’une personne, dans sa complexité, est un tout (comme Clemenceau le disait de la Révolution française) et qu’il faut faire la part des choses entre le positif et le négatif. C’est le débat perpétuel de l’auteur sulfureux, son génie excuse-t-il ses dérives ? Exemple marquant : Céline.
Mais au-delà de ces deux écueils, décontextualisation et globalité d’une personne, il peut aussi y avoir un jugement un peu hâtif sur les faits. Les avocats de Colbert pourraient se prêter au jeu et plaider non coupable. Car que lui reproche-t-on ? Le Code noir.
D’abord, il a été achevé après la mort de Colbert, l’homme d’État a donc bon dos d’en être considéré comme le responsable. Le Code noir fut le nom donné en 1718 à l’ordonnance (ou édit) de mars 1685 signée de Louis XIV. On le voit, Colbert était déjà mort (en septembre 1683) lors que ce texte fut signé en mars 1685 et appliqué d’abord en Guadeloupe, puis Martinique et ailleurs. Si effectivement Louis XIV lui a demandé le 30 avril 1681 de préparer les 60 articles qui constituent ce texte législatif, Colbert (qui avait en charge notamment la Marine et les Colonies) n’a pas eu le temps de terminer ce travail de recherche juridique et de rédaction et ce fut son fils, le marquis de Seignelay, qui lui a succédé au Ministère de la Marine et des Colonies, qui a terminé le texte.
Colbert, dans tous les cas, n’est pas à l’auteur complet du texte et il n’a fait qu’un travail technique sur une demande politique, celle du roi. Le premier responsable, c’était donc bien Louis XIV. Pourquoi préfère-t-on s’en prendre à Colbert plutôt qu’à Louis XIV ? Parce que ce serait un symbole trop fort ? Une réduction intellectuelle qui se verrait trop simpliste pour le coup ?
Ensuite, il s’agissait de structurer, d’organiser, certes une honteuse pratique, mais pour en éviter les excès, pour remplacer l’arbitraire des maîtres par la puissance de l’État et du roi. Cette démarche peut se discuter, évidemment, certains déjà à l’époque, trouvaient l’esclavage scandaleux. Colbert, lui, ne regardait que la raison d’État. Rappelons d’ailleurs sa devise : « Pour le roi, souvent. Pour la patrie, toujours. ».
C’est intéressant de lire quelques historiens. Ainsi, André Larané, centralien et journaliste scientifique, explique le 14 juin 2020 dans Herodote (site qu’il a fondé, dont il dirige la rédaction) : « Le ministre, comme la plupart de ses concitoyens, réprouve l’esclavage. Celui-ci n’est-il pas prohibé dans le royaume depuis Louis X le Hutin ? Il en va autrement dans les lointaines îles à sucre où l’esclavage s’est mis insidieusement en place au fil des décennies. Le roi Louis XIII n’a pu faire autrement que de l’autoriser comme une étape vers le baptême et l’affranchissement, ce dont les colons n’ont eu cure. ». Louis X le Hutin avait en effet signé une ordonnance le 11 juillet 1315 pour affranchir les serfs du domaine du roi moyennant finance.
Et il poursuit sur la responsabilité du ministre : « Colbert, en homme d’État responsable, choisit la solution qui lui paraît la moins mauvaise [entre trois solutions] : [1°] Le statu quo revient à autoriser tous les abus de la part des colons. [2°] Abolir l’esclavage dans les colonies est inenvisageable, sauf à se mettre à dos la riche bourgeoisie (…) et surtout à provoquer la rébellion des colons. [3°] À défaut de mieux, le ministre envisage donc de codifier cette institution ou plutôt, de réunir dans un même opus sanctifié par le sceau royal les règlements qui se sont multipliés dans les îles de façon désordonnée. » (14 juin 2020).
Spécialiste du Code noir et auteur de deux ouvrages de référence sur le sujet, l’historien Jean-François Niort évoque dans la revue "L’Histoire" numéro 442 de décembre 2017 ce texte législatif : « On l’assimile trop souvent aux textes racistes qui l’ont suivi au XVIIIe siècle, alors qu’il ne s’inscrit pas encore tout à fait dans cette logique. (…) À l’époque de Colbert, il n’existe donc que deux catégories juridiques dans les îles : soit libre, soit esclave. C’est le XVIIIe siècle, avec l’établissement d’un troisième statut, celui de "libre de couleur", qui opère un basculement racial : la couleur conditionne désormais le statut (…). Colbert souhaite profiter de ce que ces territoires sont vierges (les Amérindiens ont été chassés, massacrés ou dominés) pour y fabriquer une société très moderne, où il n’y a plus d’ordres, et pas de vénalité des charges et des offices. Mais en même temps, une société extrêmement archaïque, puisque l’esclavage y est toléré, puis légalisé. » (Propos recueillis par Lucas Chabalier).
Et de préciser la responsabilité de Colbert : « La démarche législative de Colbert (…) consiste à prendre le droit tel qu’il est, et à le transposer sous la forme d’une loi royale pour signifier la présence et la force de l’État. (…) L’édit de mars 1685 autorise certes le maître à fouetter son esclave avec des verges ou des cordes, et à l’enchaîner, mais il lui interdit formellement de le mutiler ou de le torturer (article 42). S’il le tue, il sera poursuivi criminellement (article 43), ce qui signifie qu’il encourt la peine capitale. (…) Les militants mémoriels ont érigé le Code noir en symbole des horreurs de l’esclavage. Pourtant, ce n’est pas lui qui autorise la torture et la mise à mort des esclaves par leur maître, pas plus qu’il ne les livre à l’arbitraire et à la cruauté de leurs propriétaires. (…) Ce sont d’abord et avant tout les colons qui ont infligé aux esclaves des traitements que l’édit [de 1685] lui-même tenait pour inhumains. » (décembre 2017).
En réfléchissant un peu plus profondément, on pourrait même dire que Colbert aurait pu être bonapartiste sous Napoléon et même républicain sous la République, à condition qu’il puisse toujours servir la patrie en faisant de l’État sa principale expression. C’est pour cette raison que les récentes déclarations de l’ancien Premier Ministre Jean-Marc Ayrault ont de quoi me faire bondir.
Dans une tribune publiée dans le journal "Le Monde" le 13 juin 2020, Jean-Marc Ayrault, qui a évoqué un "racisme anti-Noirs" (il n’y a ni "racisme anti-Noirs", ni "racisme anti-Blancs", il y a juste racisme, ou pas), a en effet surfé sur cette mode très malsaine : « Comment comprendre que dans les locaux de l’Assemblée Nationale, le cœur battant de notre démocratie, une salle porte encore le nom de Colbert, qu’on ne savait pas être une figure de notre vie parlementaire ni de la République. ».
Dans cette phrase, au moins trois stupidités : la première, c’est que Colbert, comme je l’écris plus haut, ne pouvait pas être républicain faute de Révolution (donc, c’est un anachronisme de dire cela) ; la deuxième, c’est qu’il s’en prend à la Salle Colbert (qui est un amphithéâtre assez coquet), alors que la statue qui trône devant l’Assemblée Nationale est quand même plus voyante et plus symbolique ; enfin, troisièmement, c’est justement la force de la République d’avoir voulu reprendre l’histoire de France au-delà de 1789 et s’approprier toute la France, y compris celle royaliste. C’était la condition pour atteindre le consensus républicain.
C’était en effet la seule solution pour rassembler une grande majorité derrière la République à une époque où celle-ci n’était pas une "évidence" pour tout le monde. Pourquoi Jean-Marc Ayrault, d’habitude si mesuré et plus inspiré, est-il tombé dans le travers communautariste ? L’âge ? la perte de tout mandat ? Mystère et boule de gomme. Lui qui a créé 30 milliards d’euros de nouvelles taxes et nouveaux impôts entre 2012 et 2014, il devrait au contraire rendre hommage au serviteur de l’État partisan d’une fiscalité rationalisée et centralisée. Rappelons ce qu’a dit Colbert non sans ironie : « L’art de l’imposition consiste à plumer l’oie pour obtenir le plus possible de plumes avant d’obtenir le moins possible de cris. ».
Il ne s’agit donc pas ici de faire l’allégorie de Colbert. Il fait partie des bâtisseurs de la France, qu’on l’aime ou qu’on le déteste, il a fait des réalisations auxquelles on peut s’opposer ou au contraire, qu’on peut louer. Et il en est ainsi de tous les grands hommes d’État, ils auront toujours des cadavres dans les placards. Certains plus que d’autres. Les bilans seront toujours contrastés. On peut reprocher à Colbert l’étatisation à outrance de la France, mais plus difficilement l’esclavage de fait qui se pratiquait hors de tout contrôle royal dans les colonies. L’action de Colbert a surtout été que le roi puisse reprendre de l’influence et c’est sans doute cette évolution qui a permis d’abolir efficacement l’esclavage un siècle puis deux siècles plus tard car l’État a pu avoir une réelle influence même dans ses territoires lointains.
Tant qu’à lutter contre l’esclavage, restons à notre siècle et luttons réellement et efficacement contre les "encore esclaves" qu’on peut trouver scandaleusement même à Paris. Ce n’est pas le vandalisme stupide d’une statue ancienne qui va améliorer leurs conditions…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 juin 2020)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Ils sont tombés parterre, c’est la faute à Colbert !
Mort d’Adama Traoré : le communautarisme identitaire est un racisme.
La guerre contre le séparatisme islamiste engagée par Emmanuel Macron.
Deux faces des États-Unis : George Floyd et SpaceX.
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