Interview de Yannick Kergoat, réalisateur des « Nouveaux chiens de garde »
« Faire de la question des médias une question démocratique »
L'Audible : Bonjour, vous êtes coréalisateur et coscénariste du documentaire les nouveaux chiens de garde. Qu'est-ce qui vous a amené à participer à ce projet ?
YK : Ma participation à ce projet trouve racine plutôt dans mon activité militante au sein de l'association de critique des médias dénommée Acrimed que dans mon activité professionnelle à proprement parler. On peut ainsi dire que c'est en qualité d'amateur militant que j'ai coréalisé ce documentaire. Amateur car ce film a été produit en dehors des circuits traditionnels de financement du documentaire en France. Jacques Kisner, le producteur du film, a dû le financer seul, sans aucune coproduction, sans aides quelconques du CNC, sans le soutien d'aucune chaîne de TV. Dés le début nous avons réalisé que ce film ne passerait pas à la TV, mais serait plutôt voué au cinéma car il ne rentrerait pas dans les cadres, le formatage, de ce qui passe aujourd'hui à la TV. On a donc tout de suite décidé que ce serait pour la salle, qui reste encore un espace de liberté.
Néanmoins nous ne pensions pas essuyer des refus systématiques des services cinéma des chaînes de TV de participer à la production. Rappelons que les chaînes de TV publics et privées ont l'obligation d'investir un pourcentage de leur chiffre d'affaires dans la production d’œuvres cinématographiques.
L'Audible : Avez-vous reçu des courriers expliquant clairement les motifs des refus ?
YK : J'imagine, il faudrait demander à Jacques Kisner qui pourrait vous en parler très longuement. Produire ce film relève d'un vrai courage car, en tant que producteur, il vit principalement des commandes de la TV, en produisant "les nouveaux chiens de garde", il a quelque part mis en cause son employeur. Il a ensuite osé raconter ce qu'il s'est passé et dire très haut sous forme de tribunes, que personne n'avait souhaité ce film. Il a été au bout de sa démarche et je tiens à noter le courage qui a été le sien en tant que producteur dans ce projet.
L'Audible : Ce projet a-t-il mis en difficulté son producteur ?
YK : Sa société a été mise en difficulté suite au financement de ce film, puisqu'il a déboursé seul les 800 000€ du coût du film. La plus grosse part de ce budget vient de l'utilisation d'images d'archives. Les archives se payent très cher avec en plus un système qui ressemble aux anciens forfaits téléphoniques : vous payez à la minute même pour une seconde d'utilisation. Or nous ne nous sommes pas privés d'utiliser 3s ici et là d'une archive donnée, ce qui a considérablement augmenté le budget du film.
L'Audible : En tout et pour tout combien de temps avez-vous mis pour produire ce film ?
YK : Le film a été produit et réalisé par à coup en fonction des possibilités de financement. Entre la toute première réunion d'écriture et la copie d'exploitation, il a dû s'écouler 2 ans et demie, 3 ans.. C'est relativement long même pour un documentaire de cinéma.
L'Audible : Dans combien de salles a été projeté ce documentaire ?
YK : Pour sortir le film en salle, on a pris le premier distributeur qui s'est manifesté : Epicentre. La distribution est un métier qui consiste à acheter un film et à le valoriser parmi les exploitants, à les contacter au téléphone, salle par salle et essayer de les convaincre à programmer le film. C'est un travail qui demande un savoir-faire particulier. Un producteur sait produire des films, un distributeur sait les distribuer.
Le film n'est sorti dans aucun grands réseaux que cela soit Pathé ou UGC. MK2 a totalement censuré le film à Paris alors qu'il nous semblait évident, au vu de leur ligne éditoriale, que ce film pouvait être projeté au minimum au MK2 Beaubourg. Nous avons néanmoins profité du réseau, très dense, des cinémas indépendants en France qui a très largement contribué à diffuser le film. En plus des bienfaits de leur indépendance vis à vis des grands réseaux de distribution, ces cinémas sont particulièrement connectés au tissu associatif et citoyen. Ainsi via un très gros écho dans les milieux militants et associatifs partout en France, les gens se sont mobilisés pour que le cinéma près de chez eux programme le film. Certes, c'était très souvent l'espace une soirée ou pour quelques jours, rarement pour des périodes très longues, mais cumulé ça à fait plus de 230 000 entrées ce qui est un très très bon chiffre pour un documentaire sur grand écran..
L'Audible : Donc vous êtes militant depuis 10 ans, qu'est-ce qui vous a amené au militantisme ?
YK : Pour moi, l'événement déclencheur a été la campagne référendaire de 2005 autour du Traité Constitutionnel sur l'Union Européenne : le discours tellement massif, dominant, de l'ensemble des médias en faveur du oui et cet espèce de mépris affiché envers ceux qui pensaient non. Dans ce contexte, il n'était pas anormal de se poser la question du danger que peuvent représenter les médias dans notre démocratie. On voit, comme tout citoyen, les connivences entre les journalistes et les politique, la dégradation de l'information, du service public d'informations, etc. On les subit et à un moment donné, le vase est plein et pour moi ça a débordé à l'occasion de cette campagne. Je lisais Libération quotidiennement par exemple et j'ai arrêté de l'acheter. J'ai écrit une bafouille que j'ai envoyée à tous les services en expliquant pourquoi je n’achèterais plus leur journal et la décision de militer dans la critique des médias est venue de là. C'est là que j'ai adhéré à Acrimed. Il faut dire aussi que j'avais été très largement sensibilisé à ces questions par la lecture de Pierre Bourdieu, les films de Pierre Carles ou encore l'essai de Serge Halimi.
L'Audible : Il est important de préciser que malgré cette campagne en faveur du oui, c'est tout de même le non qui a été majoritaire.
YK : Effectivement, c'est un phénomène intéressant et j'utilise souvent la formule « les médias n'ont que l'importance qu'on leur accorde ». Le discours médiatique ne rentre pas dans le cerveau des gens comme si c'était une éponge. Et ce discours peut se trouver largement discrédité quand est créé un autre espace public que celui des médias dominant. C'est ce qui c'est passé pendant la campagne autour du TCE : on a discuté dans les entreprises, il y avait des cafés qui organisaient des débats, les gens en parlaient entre eux. Il y a eu une petite "parenthèse enchantée" pendant laquelle la politique est redevenue une affaire de citoyens et cela a totalement disqualifié le discours des médias. C'était plus important d'en parler à son collègue, son voisin et de croiser les avis que d'entendre le même discours rabâché des experts et des éditorialistes alors qu'on savait déjà ce qu'ils pensaient depuis des années : plus de libéralisme, plus de libéralisme, plus de libéralisme.
C'est bien la preuve qu'il y a des situations où les médias peuvent être totalement disqualifiés.
L'Audible : Il y a eu récemment une projection/débat autour de votre documentaire, rue Christine à Paris. Parmi les intervenants figuraient Louis Dreyfus, membre du directoire du Monde, ou encore Yves Agnès, ancien rédacteur en chef du Monde. Ce dernier a estimé que votre film était trop idéologique, qu'auriez-vous à répondre ?
YK : Nous n'avons pas été invités à ce débat. Bien sûr, nous ne sommes pas obligés d'être invité à chaque fois que l'on projette le film. Cela dit peut-être que notre présence n'était pas souhaitée...
Nous sommes en démocratie et nous militons pour que la question des médias redevienne une question politique à la mesure de ses enjeux démocratiques. Donc oui ce film est engagé sur cette question-là, ce qui peut paraître idéologique aux yeux de représentants de l'industrie médiatique. Néanmoins nous pensons que la question de l'information doit intéresser tous les citoyens quelle que soient leurs opinions politiques. Si l'information est l'air que respirent les démocraties, il doit être le plus pur possible, dégagé des connivences entre politiques et journalistes et des pressions économiques. L'information n'est pas une marchandise comme les autres et à ce titre elle ne doit pas être privatisée par des groupes financiarisés qui cherchent avant-tout le profit.
C'est clairement un projet politique, ils appellent ça idéologie.
L'Audible : Comme pour la campagne de 2005, constatez-vous, de nos jours, une uniformité sur certains sujets traités dans les médias ?
YK : C'est vrai que l'on constate aujourd'hui, et de plus en plus , à quel point les grands quotidiens nationaux, aussi bien que les rédactions des principales radios et chaînes de TV se ressemblent. Ils traitent tous l'actualité de la même manière. On voit aujourd'hui un paysage médiatique de plus en plus univoque. Une manière de plus en plus semblable de traiter de la politique sous l'axe quasi-exclusif des conflits de personnes, des guerres de chef, etc. Et de moins en moins sous le registre du programme politique. Ce type de phénomène a tendance à s'amplifier à mesure que s'uniformisent et grossissent les entreprises qui possèdent de plus en plus de titres et que circulent, à la tête de ces entreprises médiatiques, les mêmes journalistes, interchangeables passant d'un poste à responsabilité dans le service public à une rédaction d'une chaîne de télévision privée, d'un journal à un autre. C'est le constat en France d'une perte de pluralisme qui passe par une uniformisation des sujets traités et des angles utilisés pour les aborder. Et je ne parle même pas de phénomène comme la montée du fait divers qui s'impose quasiment partout.
L'Audible : Quelle serait la raison de traiter l'actualité sous cet angle ? Faire de l'audience ou plutôt détourner l'attention des gens ?
YK : Comme Bourdieu disait « le fait divers fait diversion ». Il me semble qu'effectivement il existe une volonté politique et idéologique de faire diversion, de détourner l'attention des lecteurs, des citoyens vers des sujets peu importants ou les concernant que très indirectement. Néanmoins la logique économique devenue leitmotiv aujourd'hui dans l'industrie médiatique, participe aussi mécaniquement de l'uniformisation des sujets sélectionnés par les médias. Aujourd'hui il faut avant tout rassembler le plus de lecteurs possible pour satisfaire au maximum le marché publicitaire, principale manne financière du secteur. Or réunir un maximum de lecteur signifie être le plus consensuel possible, adopter une ligne éditoriale tiède propre à ne fâcher personne, et c'est le cas du fait divers. Un fait divers fait l'unanimité, nous sommes tous contre un tsunami, un tremblement de terre, les pédophiles… Cette recherche du consensus conduit à produire une information la plus dépolitisée possible. De ce point de vue, le journal de TF1, on le peut le dire, est le plus consensuel de tous les journaux, il n'est ni à droite ni à gauche, sauf à certains moments très précis, bien entendu. On veut qu'un maximum de gens soient présents devant les écrans publicitaires qui précèdent ou qui succèdent immédiatement au journal télévisé, c'est comme ça et les dirigeants de TF1 ne s'en cachent même pas (citation Patrick Le Lay en encadré : "Il y a beaucoup de façons de parler de la télévision. Mais dans une perspective business, soyons réaliste : à la base, le métier de TF1, c'est d'aider Coca-Cola, par exemple, à vendre son produit. (...) Or pour qu'un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c'est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible" Patrick Le Lay, ancien PDG de TF1). Il est frappant de voire que dans les médias quand on parle "d'insécurité", c'est toujours l'insécurité des biens et des personnes mais jamais l'insécurité de l'emploi, celle du logement, la santé, etc. C'est toujours la même insécurité qui est traitée lorsque l'on parle d'insécurité. C'est une manière très politique de dépolitiser…
L'Audible : Envisagez-vous prochainement un autre documentaire ?
YK : Oui, sur l'histoire de la construction européenne, le rôle des fondateurs, celui des Etats-Unis, des lobbys et surtout sur le déficit démocratique énorme que représente le fonctionnement des institutions européennes aujourd'hui.
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