Justice : disproportion entre la « petite réforme » et la gravité de l’affaire Outreau
La mini-réforme de la Justice faisant suite au constat des ravages de l’affaire d’Outreau vient d’être amorcée par trois projets de loi sur la formation et la discipline des magistrats (projet de loi 3391), sur le rôle du médiateur (3392) et sur la procédure pénale (3393). Elle concerne uniquement la juridiction pénale et les magistrats de l’ordre judiciaire. Même dans ce domaine, les projets de loi du ministère de la Justice s’éloignent considérablement de l’esprit des analyses et propositions, déjà au contenu thématique restreint, de la Commission d’enquête parlementaire. Il semble bien qu’une réforme limitée à la justice pénale se soit avérée quasiment impossible, à cause de la résistance de l’ensemble des institutions qui l’entourent et qu’il est également urgent de réformer.
Il fallait "faire quelque chose" après le scandale d’Outreau, à l’approche des élections présidentielles et législatives de 2007, et aussi face à une opinion publique européenne qui, simultanément, avec le rapport du commissaire aux Droits de l’homme Alvaro Gil-Robles sur les prisons françaises, avait découvert cette incroyable débâcle judiciaire. Malheureusement, en ce qui concerne la réforme de la Justice, le garde des Sceaux semble avoir cherché à changer le moins possible la situation actuelle, au point qu’il existe même un sérieux décalage entre des avancées présumées que peut suggérer un résumé superficiel des projets de loi, et ce que sera dans la pratique l’application de ces lois.
Le 24 novembre, deux jours avant la réunion à Paris de la 8e Conférence des présidents de cours suprêmes européennes, le gouvernement a déposé trois projets de loi à l’Assemblée nationale :
- Le premier (3391) vise à "améliorer la formation des magistrats" et à "moderniser le régime des sanctions disciplinaires". Il modifie l’ordonnance 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.
- Le deuxième (3392), modifiant la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 qui institue un médiateur, "offre aux citoyens la possibilité de saisir le médiateur de la République d’un dysfonctionnement de l’institution judiciaire lié au comportement d’un magistrat".
- Le troisième (3393) vise à "renforcer l’équilibre de la procédure pénale" et modifie à cette fin le Code de procédure pénale.
Que penser du contenu ? Entre la propagande officielle et la réalité, l’écart peut être important. Les "petits citoyens" ne sont pas censés lire en détail ce genre de textes. Par des déclarations et des dépêches, on leur dit "en gros, de quoi il s’agit". Mais si on allait voir de près, malgré tout ?
Le projet de loi 3392 contient un article unique stipulant qu’après l’article 11 de la loi 73-6, il soit inséré un article 11-1 avec le contenu : « Art. 11-1. - Lorsqu’une réclamation relative au fonctionnement du service de la Justice met en cause le comportement d’un magistrat de l’ordre judiciaire, le médiateur de la République, s’il l’estime sérieuse, transmet cette réclamation au garde des Sceaux. Celui-ci fait connaître au médiateur de la République les suites réservées à cette réclamation. Les articles 9, 10, 12 et 13 de la présente loi ne sont pas applicables. » Les juges administratifs, les conseillers d’Etat, les bureaux d’aide juridictionnelle... échappent à cette disposition qui, de surcroît, prévoit un double filtrage : par le médiateur d’abord, par le garde des Sceaux ensuite. Apparemment, ces deux instances n’auront pas à motiver leurs décisions, ce qui laisse augurer un rejet sommaire de la grande majorité des plaintes, avec, dans le meilleur des cas pour le plaignant, la saisine d’un Conseil supérieur de la magistrature dont la composition reste inchangée.
De surcroît, le médiateur de la République se voit enlever, pour les réclamations mettant en cause des magistrats, l’ensemble des prérogatives et possibilités d’intervention que lui confèrent les articles 9, 10, 12 et 13 de la loi 73-6 . Notamment : « Lorsqu’une réclamation lui paraît justifiée, le médiateur de la République fait toutes les recommandations qui lui paraissent de nature à régler les difficultés... [...] Lorsqu’il apparaît au médiateur de la République qu’un organisme mentionné à l’article 1er n’a pas fonctionné conformément à la mission de service public [...] il peut proposer à l’autorité compétente toutes mesures... [...] Le médiateur de la République est informé de la suite donnée à ses interventions. A défaut de réponse satisfaisante dans le délai qu’il a fixé, il peut rendre publiques ses recommandations et ses propositions [...] A défaut de l’autorité compétente, le médiateur de la République peut, en lieu et place de celle-ci, engager contre tout agent responsable une procédure disciplinaire ou [...] saisir d’une plainte la juridiction répressive [...] Les ministres et toutes autorités publiques doivent faciliter la tâche du médiateur de la République. Ils sont tenus d’autoriser les agents [...] à répondre aux questions et éventuellement aux convocations du médiateur de la République, et les corps de contrôle à accomplir [...] les vérifications et enquêtes demandées par le médiateur [...] Le vice-président du Conseil d’Etat et le premier président de la Cour des comptes font, sur la demande du médiateur de la République, procéder à toutes études [...] Le médiateur de la République peut demander au ministre responsable ou à l’autorité compétente de lui donner communication de tout document ou dossier concernant l’affaire... »
La suppression globale de toutes ces prérogatives du médiateur de la République paraît démesurée par rapport à la nécessité de préserver l’indépendance de la Justice. Il en résulte une impossibilité de contrôler de l’extérieur le fonctionnement de l’institution judiciaire.
Quant à la "nouvelle faute disciplinaire" qui a donné lieu à tant de polémiques (mes articles des 28 juin et 23 octobre), la sanction symbolique que lui associe depuis juin dernier le garde des Sceaux, et que le projet de loi 3391 décrit comme « l’interdiction d’être nommé ou désigné dans des fonctions de juge unique pendant une durée maximum de cinq ans », ressemble beaucoup à un contre-feu pour éviter l’application de véritables sanctions. L’article 45 de l’ordonnance 58-1270, sous sa forme actuelle prévoit que : « Les sanctions disciplinaires applicables aux magistrats sont : 1° la réprimande avec inscription au dossier 2° le déplacement d’office 3° le retrait de certaines fonctions 4° l’abaissement d’échelon 4° bis l’exclusion temporaire de fonctions pour une durée maximum d’un an, avec privation totale ou partielle du traitement 5° La rétrogradation 6° la mise à la retraite d’office ou l’admission à cesser ses fonctions lorsque le magistrat n’a pas le droit à une pension de retraite 7° la révocation avec ou sans suspension des droits à pension. » C’est très différent de la "nouvelle sanction" que propose Pascal Clément, d’autant plus que les syndicats de la magistrature n’ont jamais été favorables à la généralisation des fonctions de juge unique. L’interdiction d’exercer ces fonctions relève en réalité de la simple organisation du service (mon article du 21 août dernier). Son application en tant que prétendue sanction tend à effacer le contenu disciplinaire des procédures (article du 28 août).
De même, il a beaucoup été question d’enregistrement des gardes à vue et des interrogatoires chez le juge d’instruction. On pourrait croire que "ça va se faire", car le projet de loi 3393 prévoit notamment d’insérer dans la Code de procédure pénale les articles : « Art. 64-1. - Les interrogatoires des personnes placées en garde à vue pour crime, réalisés dans les locaux d’un service ou d’une unité de police ou de gendarmerie exerçant une mission de police judiciaire font l’objet d’un enregistrement audiovisuel... » et « Art. 116-1. - En matière criminelle, les interrogatoires des personnes mises en examen réalisés dans le cabinet du juge d’instruction, y compris l’interrogatoire de première comparution et les confrontations, font l’objet d’un enregistrement audiovisuel... » Mais, à nouveau, la réalité est plus complexe. Ces mêmes articles prévoient également que :
- (pendant la garde à vue) « Lorsque le nombre de personnes gardées à vue devant être simultanément interrogées, au cours de la même procédure ou de procédures distinctes, fait obstacle à l’enregistrement de tous les interrogatoires, l’officier de police judiciaire en réfère sans délai au procureur de la République qui désigne, par décision écrite versée au dossier, la ou les personnes dont les interrogatoires ne seront pas enregistrés. Lorsque l’enregistrement ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique, il en est fait mention dans le procès-verbal d’interrogatoire, qui précise la nature de cette impossibilité. Le procureur de la République en est immédiatement avisé. »
- (chez le juge d’instruction) « Lorsque le nombre de personnes mises en examen devant être simultanément interrogées, au cours de la même procédure ou de procédures distinctes, fait obstacle à l’enregistrement de tous les interrogatoires, le juge d’instruction décide quels interrogatoires ne seront pas enregistrés. Lorsque l’enregistrement ne peut être effectué en raison d’une impossibilité technique, il en est fait mention dans le procès-verbal d’interrogatoire, qui précise la nature de cette impossibilité. »
L’obligation d’enregistrement audiovisuel n’est d’ailleurs pas imposée sous peine de nullité. On se trouve dans la pire des situations imaginables, quelle que soit l’opinion de chacun sur la question des enregistrements audiovisuels. Par des biais divers, juges et policiers risquent de disposer de moyens leur permettant d’agir de manière sélective en matière d’enregistrements.
Et ainsi de suite... Un véritable bras de fer rédactionnel, qui rappelle celui entretenu par ce même ministère de la Justice avec la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) sur la question de la participation du commissaire du gouvernement aux délibérés des juridictions administratives (mes articles des 25 juillet et 4 août). Rien, d’ailleurs, sur la responsabilité des experts, qui semble se heurter à de solides réticences (mon article du 15 octobre).
Pour clore, peut-on sérieusement placer dans une balance d’un côté, les propositions de Pascal Clément, et de l’autre, les souffrances endurées par les innocents d’Outreau, jusqu’au suicide en prison de François Mourmand, les ravages causés aux familles, les longues périodes de détention, les nombreuses et graves sequelles... ? D’autant plus que le monde politique a reconnu qu’Outreau n’est qu’un bout de l’iceberg. Et pourquoi restreindre l’état des lieux au domaine pénal ?
La source des blocages que rencontrent les réformes proposées par les parlementaires semble résider dans la résistance d’un vaste tissu institutionnel extérieur à la justice pénale, mais dont les corporations ont développé des intérêts analogues à ceux de la magistrature de l’ordre judiciaire ; y compris le Conseil d’Etat, le ministère de la Justice... C’est donc, de mon modeste point de vue, par une réforme de cet ensemble (mon article du 13 septembre) que devrait passer la solution à ce problème qui hypothèque gravement la crédibilité du système politique.
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