L’alterconsommation, politiques, approche conceptuelle et perspectives
L’alterconsommation constitue un nouveau mode d’expression citoyenne comme ce site. Lorsque nous consommons, nous nous exprimons sur des valeurs, nous cautionnons un type de production, un système économique particulier.
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Francesco Gesualdi dans son Manuel pour un consommateur responsable (Universale Economica, 2003) explique que « lorsque vous achetez un paquet de spaghettis au supermarché, vous financez sans le savoir l’industrie de l’armement, du fait que la multinationale qui fabrique ce paquet de pâtes a une filiale d’armement. Ou lorsque vous achetez une boîte de tomates pelées, vous contribuez à l’exploitation des journaliers africains, parce que la multinationale à qui vous l’achetez possède une plantation d’ananas ».
1. Approche conceptuelle
Le consommateur est un agent économique particulier, dans la mesure où ses comportements orientent, voir dirigent l’attitude d’un autre agent, le producteur de biens. Ezzedine Mestiri, directeur du magazine Le nouveau consommateur (1) ; décrit la prépondérance de cet agent au sein du système économique : « Pour le marché, rien de nos jours n’est plus important que le consommateur [...] C’est un roi courtisé dont on cherche les faveurs. »
Dans un comportement économique classique et rationnel, le consommateur cherche à satisfaire ses besoins fondamentaux et son épanouissement matériel à travers la consommation de biens. Cette recherche conduit les producteurs à mettre sur le marché des produits peu coûteux qui apportent un maximum de confort, la qualité et le prix constituant les uniques critères de sélection pour ce type de consommateur. Dans une perspective plus moderne, qui considère le consommateur comme un individu complexe, intervient le marketing : en plus d’une qualité et d’un prix, on propose un concept, un rêve associé au produit.
Dans ces cas de figures, ou comportements, nous restons dans des relations bilatérales entre le produit, dans ses dimensions matérielles, monétaires et symboliques, et le consommateur, un agent économique à la recherche d’une satisfaction, d’un bonheur fondé sur des critères purement individualistes.
Ceux que l’on nomme alterconsommateurs ont des rapports systémiques avec le produit. Le bien de consommation est alors envisagé dans des valeurs éthiques, de respect des normes sociales et environnementales du processus de production. Ces valeurs éthiques précèdent les valeurs symboliques, qualitatives et monétaires mais ne les excluent pas. Elles s’intègrent dans l’ancien système de sélection comme un élément décisif. Ce consommateur n’est plus un agent purement rationnel qui cherche son intérêt propre, mais un individu social en quête de sens avec une conscience citoyenne.
L’alterconsommateur est donc, tout d’abord, un consommateur systémique ; il considère son action comme étant un élément constitutif d’un système aux enjeux économiques, sociaux et environnementaux. Dans son acte d’achat, l’individu est conscient d’agir indirectement sur le processus de production. Lorsqu’il achète un manteau fabriqué par des enfants, il sait qu’il a une externalité* négative sur la protection de l’enfance. Le consommateur systémique n’est pas un consommateur critique ou solidaire, il est simplement conscient des externalités de son action, de ses conséquences sur les données sociales et environnementales du processus de production, mais ne les considère pas nécessairement comme des variables de son comportement.
Cette distinction (consommateur systémique - alterconsommateur) est nécessaire pour l’analyse des mutations des attitudes de consommation et à la mise en place de politiques en faveur d’une consommation consciente, responsable et solidaire. L’alterconsommateur est bien souvent d’abord un consommateur systémique, puis un consommateur responsable et solidaire. L’enjeu est donc de faire prendre conscience, à l’ensemble des citoyens, consommateurs de fait, du rôle prédominant, du pouvoir, de l’influence considérable des attitudes de consommation sur les processus de production.
Il existe un rapport très étroit entre la citoyenneté et la consommation. L’individu-consommateur participe à la vie économique et sociale, on parle aussi, pour traduire cette analyse, de consom’acteur. Après la Révolution française, le mot citoyen est utilisé constamment, pour souligner le rôle et le pouvoir de chacun dans l’organisation de la société. L’alterconsommation est un acte de citoyenneté à l’échelle de la mondialisation, imbriqué dans les échanges économiques transnationaux. Cette expression citoyenne émergente établit un nouveau rapport de forces entre l’individu et les puissances économiques. Il s’agit, comme le souligne un rapport du Conseil de l’Europe à ce sujet (2), d’une remise en cause de l’ancien paradigme sociétal d’après guerre, l’Etat-marché. Anthony Giddens, professeur à l’Université de Cambridge, parle de troisième voie (3).
2. Les politiques en faveur d’une consommation responsable
Cette troisième voie est en cours d’élaboration et se constitue, en partie grâce aux institutions. Dans sa « Stratégie pour la politique des consommateurs 2002-2006 », L’Union Européenne souligne la nécessité de soutenir le secteur de la consommation responsable (http://europa.eu/scadplus/leg/fr/lvb/l32008.htm).
Des dispositions réglementaires pour mieux intégrer les aspects sociaux et environnementaux dans les procédures de passation de marchés publics sont prises par la Cour de justice européenne, ainsi qu’en Autriche, en Belgique, en Allemagne, en Pologne, en Suisse, et au Royaume-Uni.
En Allemagne, le Conseil municipal de Munich, le 17 juillet 2002, décide que les appels d’offres concernant certains produits (jus d’orange, tapis) devront respecter les dispositions de la convention n°182 de l’OIT* contre le travail des enfants.
Depuis 2002 le conseil municipal de Düsseldorf n’équipe ses pompiers que d’uniformes dont la production a respecté les normes internationales en matière de droit du travail.
En Belgique, 8% des denrées achetées par l’administration publique sont des produits bio ou des denrées produites de manière socialement responsable. Et le gouvernement a réalisé un catalogue en ligne dans le but de faciliter l’achat de produits écologiques et fabriqués dans des conditions sociales respectueuses (4).
On observe que 72% des Etats appartenant au Conseil de l’Europe font preuve d’initiatives en termes de consommation responsable, et que 48% ont des réglementations. On parle bien d’initiatives et de réglementations très spécifiques, aucune mesure générale n’existe pour le moment ; on notera par ailleurs l’absence de la France. Il demeure qu’un mouvement s’opère dans le sens d’une autre consommation, une consommation solidaire, responsable et citoyenne.
3. La consom’action au supermarché
Le Conseil de l’Europe relève que plus de deux tiers des consommateurs européens sont prêts à modifier leur comportement en fonction de critères éthiques. Une étude du CSR Europe, réalisée par Mori, fin 2000, sur 12 000 consommateurs dans douze pays d’Europe, montre que 70% d’entre eux pensent que l’engagement d’une entreprise envers sa responsabilité sociale importe lors d’un acte d’achat, et que 45% sont prêts à payer plus chers des produits environnementaux et socialement responsables.
Mais ces chiffres rentrent en contradiction avec la réalité des comportements de consommation : moins de 3% des Européens, en moyenne, ont réellement une pratique de consommation responsable, ce qui montre que l’on est dans une niche qui a un fort potentiel de croissance. Les principaux problèmes sont le manque d’information sur les produits, une labellisation pas assez étendue, une pénétration trop faible, et un manque de diversité des produits éthiques. Autrement dit, il est temps, et nous y reviendrons, de mettre en place des politiques commerciales, susceptibles d’amener 50% des Européens à avoir une attitude citoyenne lorsqu’ils consomment.
On amalgame souvent, sur le plan pratique, l’alterconsommation et le commerce équitable. Or, la notion d’alterconsommation, que nous avons tenté de définir précédemment, correspond à des attitudes de consommation diverses qui peuvent évoluer selon différents critères dépendant des valeurs socioculturelles des individus, qui ne vont pas nécessairement se calquer avec les produits du commerce équitable.
Critères éthiques des consommateurs allemands (questionnaire multicritères Imug, 1996) :
1. Travail enfants : 60%
2. Création d’emplois : 48%
3. Gaspillage des ressources : 47%
4. Écologie : 45%
5. Test sur les animaux : 42%
6. Rejet les armes : 40%
7. Opposition aux régimes autoritaires : 39%
8. Respect des ouvriers : 39%
9. Respect des consommateurs : 39%
10. Emploi de personnes handicapées : 35%
11. Non-intervention dans la politique : 30%
12. Emploi de technologies de façon responsable : 28%
13. Respect du droit des femmes : 27%
14. Le commerce équitable : 24%
15. L’intégration des étrangers 12%
16. Le soutien de l’art et de la culture : 9%
Les critères les plus importants en Europe sont le travail des enfants, la transparence, l’environnement et le respect des travailleurs.
Le commerce équitable a pour caractéristique première d’assurer au producteur une juste rémunération. Il tend à équilibrer les rapports Nord-Sud et se fonde sur l’article 23 de la Déclaration des droits de l’homme : « Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine. »
La méthode la plus simple pour comprendre le commerce équitable est d’observer le système de répartition en valeur du prix de vente d’un café équitable mexicain (Union of Indigenous comunities) :
• Paysan : 22,6%
• L’organisation de producteurs, ses dépenses générales : 6,4%
• L’organisation de producteurs, projet social : 5,5%
• L’organisation de producteurs, culture biologique : 3,4 %
• Transport final : 2,4 %
• Douane : 1,7%
• Torréfaction, conditionnement : 18,8%
• Coût de distribution : 5,2%
• Activité du magasin : 12%
• Activité de distribution : 22%
• TVA : 19%
Pour un café « classique », le producteur reçoit 2% du prix de vente. On constate à travers cette répartition que le commerce équitable, outre qu’il garantit une juste rémunération, s’inscrit dans la notion de développement durable, « activité économique répondant au besoin de la génération actuelle sans compromettre l’aptitude des générations futures à répondre à leurs besoins », la durabilité se fondant sur trois éléments, économique, social et environnemental (rapport Brundtland 1987, CNUED). Le principal label de commerce équitable est Max Havelaar, on retrouve quatre structures transnationales qui oeuvrent au développement de produits équitables : News, Flo, Ifat, Efta. L’organisation Fine s’occupe de coordonner ces différentes structures, d’établir des critères communs.
4. Enjeux et perspectives d’évolution
Nous avons vu que le comportement des consommateurs est une problématique aux enjeux multiples : l’environnement, le développement durable, les droits humains. Si l’alterconsommation reste une démarche marginale (moins de 3% des Européens), elle a des perspectives d’évolution importantes. Une consommation éthique de masse au niveau international pourrait infléchir sérieusement l’attitude déraisonnée de certaines firmes. À travers l’alterconsommation, de nouvelles relations entre le citoyen et les puissances économiques s’établissent. Le consommateur, conscient de ses externalités, interagit volontairement sur le système économique, ses valeurs éthiques, son respect de l’homme et de la nature.
Il est de la responsabilité des politiques et de la société civile de favoriser le développement d’une consommation citoyenne. Il doit se faire d’un point de vue éducatif, en faisant prendre conscience à chaque individu qu’il est un acteur de la vie économique dans ses choix de consommation, en faisant de lui un consommateur systémique. Les politiques européennes actuelles en termes de marchés publics sont encourageantes, et peuvent avoir un caractère exemplaire, elles doivent maintenant se généraliser avec des règles précises.
A l’échelle des politiques commerciales, l’Etat doit permettre au citoyen d’accéder à une information simple et visible concernant le respect ou le non-respect de normes sociales fondamentales. Le citoyen-consommateur est fondé à exiger, compte tenu des conséquences directes de son acte d’achat sur un système de production, d’accéder à cette information, afin qu’une sélection s’opère au-delà de critères purement individuels. L’Etat peut aussi favoriser la présence de produits éthiques, qui souffrent d’une faible pénétration, dans les supermarchés. La Suisse fait office d’exemple avec 85% des magasins alimentaires qui proposent des produits issus du commerce équitable.
Concernant la société civile, on peut imaginer à l’avenir que des communautés de consommateurs-militants se constituent à l’échelle internationale afin d’influer, à la manière de lobbies, sur le fonctionnement des entreprises. Il s’agit de développer ce que l’on appelle la troisième voie, de sortir du paradigme Etat-marché. L’acte de consommation, plutôt que de rester un geste anodin de la vie courante, et une participation nécessaire au système économique, donc à ses inégalités et à ses abus, peut devenir, dans un monde régi par le marché, la première expression de la citoyenneté.
Arthur.
*Externalité : l’affectation hors marché de la situation d’un agent B (en bien ou en mal) par la production ou la consommation d’un agent A. On parle souvent d’externalités négatives pour une production qui nuit à l’environnement. Ici, ce concept sert à mettre en évidence les rapports corrélatifs entre le consommateur et le comportement social et environnemental de l’entreprise productrice du bien consommé.
*OIT : l’Organisation internationale du travail, institution spécialisée de l’ONU. Elle est chargée de promouvoir les droits des travailleurs, d’améliorer leurs conditions de travail et de lutter contre le chômage. Site officiel et convention : http://www.ilo.org/public/french/standards/ipec/index.htm
(1) Le nouveau consommateur-dimensions éthiques et enjeux planétaires, Ezzedine Mestiri.
(2) Engagement éthique et solidaire des citoyens dans l’économie : une responsabilité pour la cohésion sociale, Ed. Conseil de l’Europe, décembre 2004, réflexions préparatoires au forum de décembre 2004 sur le thème : « Finance solidaire et consommation responsable : pouvoirs publics et citoyen engagés pour la cohésion sociale ».
(3) : The renewal of social democracy, Anthony Giddens
(4) : http://www.gidsvoorduurzameaankopen.be/fr/comment.html
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