L’appel historique de l’abbé Pierre pour aider les sans-abri
« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant-hier, on l’avait expulsée... Chaque nuit, ils sont plus de 2 000 recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. » (l'abbé Pierre, le 1er février 1954 sur Radio Luxembourg).
Il y a exactement soixante-dix ans, le 1er février 1954, l'abbé Pierre lançait son fameux appel sur la radio RTL (alors Radio Luxembourg) pour demander la solidarité nationale en faveur des personnes qui n'avaient pas de logis et qui avaient froid à en mourir, l'hiver 1954 ayant été un hiver très rigoureux en France.
À 41 ans, Henri Grouès, le nom d'état-civil de l'abbé Pierre, était déjà assez connu au moment de cet appel. Élevé chez les Jésuites, scout de France, ordonné diacre le 18 décembre 1937, puis prêtre le 24 août 1938, l'abbé Pierre a commencé comme vicaire de la basilique Saint-Joseph de Grenoble nommé le 14 mai 1939. Il avait alors 27 ans quand la guerre a éclaté et il a été mobilisé en décembre 1939. Il fut nommé aumônier de l'hôpital de La Mure en octobre 1940, puis de l'orphelinat de La Côte-Saint-André. Puis, vicaire de la cathédrale Notre-Dame de Grenoble, l'abbé Pierre a sauvé des enfants juifs dont les parents avaient été raflés. À partir de novembre 1943, il fut très engagé dans la Résistance, au sein des maquis du Vercors et de la Chartreuse, autour de Grenoble, créant et dirigeant même un réseau. Il a également fait passer clandestinement en Suisse le jeune frère du Général, Jacques De Gaulle.
À la Libération, engagé politiquement proche du mouvement de résistance chrétienne que fut le MRP (Mouvement républicain populaire), en d'autres termes, les démocrates chrétiens, avec l'accord de l'archevêque de Paris, l'abbé Pierre a été élu trois fois député de Meurthe-et-Moselle d'octobre 1945 à juin 1951 (il fut membre du MRP, puis, à partir de 1950, de la Ligue de la Jeune République, le mouvement créé en 1912 par Marc Sangnier comme prolongement du Sillon, après sa démission le 28 avril 1950 du MRP pour protester contre la position du MRP après la mort accidentelle d'un ouvrier à Brest). Sans le soutien du MRP, il échoua à sa réélection aux élections législatives du 17 juin 1951.
Député, Henri Grouès n'a pas chômé et a utilisé ses indemnités parlementaires à créer la base matérielle du mouvement Emmaüs qu'il a fondé en novembre 1949 à Neuilly-Plaisance. L'idée générale était de recréer du lien social chez des personnes qui avaient tout perdu, en particulier leur propre dignité vis-à-vis d'elles-mêmes. Cette lutte contre l'exclusion et la pauvreté avait alors une devise : viens m'aider à aider ! Non seulement la personne aidée retrouve des bases pour revivre matériellement et socialement, mais elle est aussi dans l'engagement pour aider les autres et se retrouve ainsi utile. Ce n'est donc pas de l'assistanat, mais de la solidarité active et mutuelle.
La principale activité fut la récupération. Aujourd'hui, les communauté Emmaüs ont envahi le monde, et ont un rôle économique très utile, à tel point que certains centres de dépôts Emmaüs sont localisés près d'une déchetterie (comme c'est le cas à Châtellerault). La disparition des dépôts-vente de type Trocante à cause du e-commerce rend les dépôts Emmaüs d'autant plus importants, ne serait-ce que lorsqu'il est question de vider une maison familiale (vêtements, livres, vaisselles, meubles, bibelots, etc.). La revente de tous les objets donnés est le modèle économique, aujourd'hui un peu réduit par la forte concurrence d'Internet avec la création de sites de revente rapide d'objets d'occasion.
Ancien député, l'abbé Pierre a repris ses activités de prêtre et aumônier, engagé dans de nombreuses actions caritatives au sein d'Emmaüs, cherchant par tous les moyens de récupérer de l'argent pour aider les plus défavorisés (jusqu'à gagner à un jeu radiophonique en 1952). L'hiver 1954 fut particulièrement meurtrier pour les sans-abri en raison de la rigueur saisonnière. Son appel était clair. Il faut créer plein de centres d'urgence avec des couvertures, des matelas, de la nourriture, pour recueillir tous ceux qui dormiraient sinon dehors (autour de 2 000 selon l'abbé) : « La météo annonce un mois de gelées terribles. Tant que dure l’hiver, que ces centres subsistent, devant leurs frères mourant de misère, une seule opinion doit exister entre hommes : la volonté de rendre impossible que cela dure. Je vous prie, aimons-nous assez tout de suite pour faire cela. Que tant de douleur nous ait rendu cette chose merveilleuse : l’âme commune de la France. Merci ! ».
La bonne surprise, c'est que son appel a été suivi et entendu : dès les minutes qui ont suivi, un grand mouvement spontané de générosité est apparu. Une véritable "insurrection de la bonté" qui a rapporté 500 millions de francs en dons dès le lendemain, parfois par des célébrités (à l'image de Charlie Chaplin, heureux de proclamer : « Je ne les donne pas [ses 2 millions de don], je les rends. Ils appartiennent au vagabond que j'ai été et que j'ai incarné ! »). Ainsi, beaucoup de logements d'urgence ont pu être mis à disposition des sans-abri. Par cet engagement total de l'abbé Pierre en faveur des sans-abri, la loi aussi fut modifiée pour interdire les expulsions de locataires, qui ne payaient pas leur loyer, pendant l'hiver.
Inutile de dire que ce qu'a fait l'abbé Pierre pour le logement, bien plus tard, Coluche l'a fait pour la nourriture avec l'idée des restos du cœur, elle aussi lancée d'une émission télévisée très regardée qui a suscité une forte générosité populaire. Et Coluche a aussi permis la modification des lois de finances en permettant une exonération d'une partie des dons apportés aux associations caritatives. Comme Coluche, pas étonnant donc que l'abbé Pierre ait été parmi les personnalités les plus appréciées des Français jusqu'à sa mort le 22 janvier 2007.
On pourra toujours réfléchir sur l'importance de la solidarité et l'engagement personnel qui viennent compléter voire suppléer un État dont cela pourrait être une des missions, celle de venir en aide aux sans-abri. Mourir de froid dans la rue l'hiver était un scandale en 1954, cela reste encore un scandale malheureusement au présent, en 2024. Encore beaucoup trop nombreux dans nos villes françaises.
Le candidat Emmanuel Macron avait "promis" un peu trop naïvement en 2017 qu'il n'y aurait plus de personne qui dormirait dans la rue. Certes, cela nécessite de l'argent pour avoir des hébergements d'urgence capables de recueillir tous ceux qui en auraient besoin, mais indépendamment du problème financier, il y a un véritable enjeu moral, de dignité humaine, qui va aussi avec la liberté individuelle. Or, il ne s'agit pas seulement d'aider en urgence les gens, mais aussi de leur redonner espoir, de leur redonner un sens à la vie, et c'est ce que fait avec beaucoup d'efficacité la grande famille Emmaüs en les rendant utiles à la société.
Ce qui est sûr, c'est que la générosité individuelle reste toujours très large, mais il faut pouvoir l'atteindre, soit par l'émotion dans la communication, soit par des actions précises et ponctuelles. Que ce soit l'aide humanitaire aux Ukrainiens plongés dans une guerre sans merci, l'aide humanitaire aux Marocains sinistrés par un séisme, l'aide alimentaire pour un CCAS local (en une demi-journée, il y a régulièrement plusieurs caddies de nourritures non périssables ou de produits d'hygiène), il y a toujours, comme en 1954, beaucoup de générosité populaire, et qui, d'ailleurs, ne vient pas forcément des plus aisés. C'est cela l'espoir, que l'indifférence n'a pas encore conquis toutes les parcelles du monde. La solidarité ne sera jamais un vain mot.
« Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t'aime ! ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (27 janvier 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
L'appel de l'abbé Pierre.
Viens m’aider à aider !
Le départ d'un Juste.
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