L’héritage de Freluquet
Et tout se passa ainsi.
L’histoire que je vais vous conter débuta de manière insidieuse. Freluquet premier, Prince par inadvertance arriva opportunément au pouvoir, un cinq mai. C’est du moins ce que pensèrent tous les naïfs et les crédules qui votèrent pour lui, pensant ainsi changer la face du pays. Il est vrai qu’il était jeune, qu’il semblait sincère et porteur d’une énergie nouvelle. Ils se bercèrent d(illusion, les allures sont si trompeuses. Tout ensuite fut différent au plus grand dam des humbles et des gueux qui furent impitoyablement traqués par le nouveau seigneur.
Tout commença par une refonte du chemin de fer. Le bel héritage que voilà, fruit de la grande aventure des cheminots. Il fallait mettre à bas le statut de ces gens, bien trop prompts à user de la grève en mettant le pays tout entier à pied. Grâce à une belle communication, le Prince et ses sbires firent passer les héritiers de la bête humaine pour des privilégiés, des êtres cupides qui ne pensaient qu’à leurs intérêts. Ils furent moqués, montrés du doigt, accusés de tous les maux pour un service qui n’avait plus rien de public. Ils perdirent la bataille, le pire était désormais possible.
Le premier acte de la reconquête était acquis, la suite se déroula selon les plans établis dans le secret de quelques alcôves ministérielles. Freluquet premier, fort de ce premier succès s’en prit ensuite aux régimes des retraites. Une seule tête, un seul traitement, le projet était louable, les intentions plus sombres encore. En accusant les uns d’être d’odieux privilégiés, il parvint à mettre tout le monde sous la même toise, forçant toute la nation à se plier sous le plus petit dénominateur. La retraite devint une folie, un luxe inaccessible qui s’obtenait au prix d’une indigence totale. Mourir à la tâche fut la seule issue et fort opportunément la généralisation de l’euthanasie sociale permit d’éviter bien des souffrances à ceux qui n’avaient plus la force d’être exploités.
Ce problème réglé, Freluquet s’attaqua au statut des fonctionnaires. Il profitait ainsi de la dynamique des réformes précédentes, faisant d’une pierre trois coups. Les cheminots avaient plié, les retraités courbé l’échine, les travailleurs de la fonction publique, responsables de tous les maux de la société ne trouvèrent personne pour les défendre. Ce fut la fin de cette belle spécificité tricolore, adieu les travailleurs qui se vouaient jadis au bien public, des entreprises privées allaient prospérer sur les fonctions régaliennes de l’état.
La marche en avant étant enclenché, il fallait ensuite couper les membres gangrénés. L'hôpital public fut le premier. Dans la logique de la mesure précédente, il passa entièrement aux mains crochues de quelques officines cupides. Se soigner devint un luxe, un privilège réservé aux forces qui soutenaient le pouvoir. Les gueux, les humbles, les modestes pouvaient crever comme des chiens, ils permettaient ainsi de réaliser des économies d’échelle.
Profitant de sa lancée, en toute logique, le prince au pouvoir s’en prit à la sécurité sociale. À quoi bon rembourser ceux qui désirent se soigner. La santé est un bien éminemment personnel, ce n’est pas à la collectivité de prendre en charge le bien-être de chacun. Prolongeant la stratégie de ses devanciers qui avaient fait de la médecine un privilège, il franchit le pas et imposa le paiement de tous les frais médicaux. Cracher au bassinet ou bien remplir l’urne funéraire, le choix était simple et l’économie substantielle.
Fort de tous ces progrès sociaux, Freluquet premier, brillamment réélu par ceux qui avaient conservé le droit de vote sur un principe censitaire, s'attaqua aux autres freins d’une économie sclérosée. Ce fut en premier lieu les lois du travail qui furent éradiquées du pays. Il convenait de donner les coudées franches aux employeurs, tout en plaçant les ouvriers au niveau qui aurait dû toujours être le leur ; des pions taillables et corvéables à merci. Dans cette même logique la suppression des allocations chômage fut une étape salutaire, libérant l’économie et permettant à l’économie tricolore de devenir enfin compétitive.
L’étape suivante allait bien se profiler à l’horizon radieux d’une économie en plein essor. Freluquet envisageait de rétablir l’esclavage, forme la plus aboutie de l’exploitation du gueux par les seigneurs. Ce fut assez facile pour lui, la situation du tissu social étant dans un tel état, plus personne ne se dressa contre cette ignominie.
Il restait bien encore quelques biens publics, des châteaux, des musées, des monuments, des terrains qui autrefois constituaient ce qu’on nommait alors le patrimoine. Tout fut mis en vente au profit des copains mais surtout des puissances étrangères qui avaient soutenu le bon Prince dans son entreprise de modernisation du royaume. Tout fut bradé, il n’était pas besoin d’obtenir le juste prix, les dépenses d’état ayant été réduites au seul train de vie de Freluquet et de sa compagne.
Tout se passait ainsi dans ce merveilleux royaume de France. Le vote tout autant que la démocratie furent abolis. Les derniers hommes libres étaient les amis du pouvoir. Les autres étaient serviles ou bien condamnés à brève échéance. Tout avait commencé par la mort du statut de cheminot, un premier pas décisif pour l’abolition de la devise d’une République qui avait rendu l’âme ! Personne ne crut que ceci pouvait advenir, il en va toujours ainsi des oracles et des prophéties, c’est quand il est trop tard, qu’ils trouvent enfin quelques échos dans les dernières consciences. Fort heureusement, de consciences il n’y en avait plus. Freluquet premier les avait toutes anesthésiées.
Prémonitoirement vôtre.
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