Il fut un temps où il était nécessaire et suffisant d’avoir un visage, un nom et préférablement un quelconque papier pour être quelqu’un et que ça se sache. Ce n’est plus vrai ; l’Internet a ouvert la porte aux multiples appartenances. On peut n’aimer maintenant que son prochain éloigné, ce qui ne facilite pas les voisinages... Identité ? Oui, oui... Mettez m’en six, bien fraiches...
Pour l’individu, ce phénomène de la multiple appartenance est une évolution et un source de gratification ; pour la société qui doit s’y adapter, c’est un problème. En prêtant sa loyauté à divers groupements, l’individu se situe au coeur d’un énorme faisceau d’appartenances et, plutôt que par le fait qu’il soit catholique ou protestant, allemand ou français, c’est par la conjoncture de toutes ses appartenances que l’individu se définit dorénavant comme être social. Ceci apporte trois (3) conséquences dont il faut tenir compte.
La première, c’est que l’individu -appelons-le Maurice - qui a remplacé l’identification viscérale de jadis à un concept simple (race, patrie, nation, etc.) par une myriade d’identifications à des causes parfois transcendantes mais souvent triviales - et qui semble y avoir gagné d’être maintenant une “personne” unique et non plus un simple citoyen comme les autres - devient paradoxalement pour son voisin cette somme de ses croyances et de ses prises de position… et rien d’autre. Comme être social, il n’est plus perçu par les autres, occupés eux-mêmes de leur propre identification à leurs propres appartenances, que comme le faire-valoir des groupes auxquels il s’est identifié.
Qui est Maurice ? Maurice, pour son voisin, c’est le Belge qui a deux caniches, une vieille Peugeot et la maison verte dont la pelouse est mal tondue, qui participe au Comité de parents de l’école, qu’on voit parfois à l’église et qui recueille des fonds pour Centraide. Maurice, pour son collègue de travail, c’est le magasinier qui habite en banlieue et qui a des idées radicales sur les droits des travailleurs. Pour son frère, Maurice ne fait pas assez de fric et est trop permissif avec ses enfants. Maurice, pour les autres, n’est qu’une collection d’images. Il n’est substantiel que dans la mesure où ses engagements sont formels et qu’il représente “quelque chose”.
Maurice, s’il veut être incontournable pour les autres, doit donc s’efforcer d’exister réellement en “signifiant” quelque chose, idéalement en devenant un mythe petit ou grand du seul fait de se situer à une intersection que seul lui peut occuper. Si, plutôt qu’un simple sympathisant de gauche ou un chrétien d’occasion, il était militant communiste ou bénédictin, il serait plus “réel” dans son environnement. S’il devenait prêtre-ouvrier, il serait encore plus intéressant, complexe à la mesure de la diversité de ces engagements et représentant une intersection rare qui offre la promesse implicite de résoudre une contradiction, voire de réaliser une synthèse.
Maurice, qui n’est pas prêtre-ouvrier, ne se voit pas unique dans les yeux de ses voisins, de ses collègues ni de son frère. A ses propres yeux, il se perçoit comme un militant de gauche impliqué concrètement dans des gestes de fraternité et d’éducation populaire. Les autres l’ignorent, mais il fréquente assidûment les sites Internet où on parle encore de Grand Soir et y contribue à l’occasion une prose vitriolique ; des gens du monde entier lui demandent à l’occasion son avis.
De plus - et ça, les camarades des sites d’action révolutionnaire l’ignorent tout autant que ses voisins - Maurice poursuit avec diligence sur Internet des études en pédagogie qui lui vaudront un jour le diplôme d’une vague université américaine. Il s’en sort bien, son tuteur le félicite, il échange des notes avec des Suisses, des Roumains et des Philippins … Comment voulez-vous que Maurice ne s’intéresse pas plus à l’Internet qu’à ses voisins, ses collègues ou son frère ?
Maurice n’est plus intéressé à interagir avec la réalité. La réalité est trop exigeante et les autres trop difficiles à impressionner de façon durable. Clic j’arrive, je fais mon numéro sur la vaste scène du Web… et clic je pars. Gratifiant. Mais la société a un problème.
Une autre conséquence de cette désincarnation de l’individu dont la définition sociale se réduit désormais à ses appartenances, c’est que l’individu en vient à ne plus même percevoir cette partie de lui-même qui pré-existe et peut survivre à ses engagements et donc à croire qu’il peut se changer sans travail sur lui même, en changeant seulement ses memberships, une illusion que renforce la créance qu’accorde assez naïvement à ces métamorphoses la masse des gens qui l’entourent.
L’individu à “appartenances multiples” a mis des oeufs dans bien les paniers. La proximité est devenue pour lui un facteur secondaire et son “prochain” n’est plus le type d’à coté mais l’une ou l‘autre des “acquaintances” avec qui il partage l’appartenance à un groupe. C’est dans ce contexte qu’il trouve ceux qui le connaissent sous le jour qu’il a choisi de montrer, c’est là qu’il est apprécié et qu’il peut trouver des appuis.
Cet individu n’a donc plus une réputation mais “des” réputations, non plus un “groupe de pairs” mais “des” groupes de pairs. Il peut abandonner impunément tout un pan de sa vie - et les responsabilités et obligations qui s’y rattachent - et en créer un autre qui le remplacera, amenant d’autres relations, d’autres engagements, une autre loyauté. Chaque divorce en est un exemple.
Il peut même laisser derrière lui tout son passé ou presque et se réfugier sur le tard dans un une seule appartenance, s’identifiant uniquement désormais à ce qui n’avait été auparavant qu’une partie de lui-même, limitant ses relations à ceux avec qui il partage cet engagement et à qui il peut facilement offrir cette seule facette de lui-même dont il est satisfait.
Maurice peut obtenir un diplôme, devenir consultant PNUD au Mali et oublier à la fois sa banlieue et jusqu’au nom de Marx, mais s’il n’y parvient pas il deviendra peut-être Secrétaire-général d’une quelconque Internationale et pourra défiler a Seattle ou ailleurs sous le regard admiratif de gens pour qui il sera important.
Et même ce repli sur l’équivalent émotif d’un paradis fiscal n’a pas à être définitif. On peut le refaire et le refaire encore ; l’individu qui a investi sagement dans de multiples appartenances n’est plus vraiment responsable de rien, puisqu’il peut toujours sortir de son image comme un serpent de sa peau et devenir quelqu’un d’autre. La collectivité fait face à ce danger de ne plus pouvoir se percevoir comme un groupe d’individus bien réels, mais comme une collection de fantômes. Une procession d’entités juridiques et de personnalités virtuelles évanescentes à irresponsabilité illimitée.
La troisième conséquence de cette évolution - et qui les résume toutes - c’est que l’individu, ayant cent loyautés n’en a plus aucune mais seulement des engouements passagers et que, se définissant comme l’intersection de ses innombrables appartenances, il devient si totalement unique qu’il risque de ne plus se sentir vraiment solidaire de personne. La question n’est pas d’aimer ou de haïr cette évolution : il faut vivre avec elle et une Nouvelle Société doit en tenir compte.
Pierre JC Allard