La déchéance de la République française ?
« Je ne suis sûr de rien sauf de ne jamais trouver la paix si je m’avisais de bâillonner ma conscience. » (Christiane Taubira, le 1er février 2016).
Serait-ce la gouvernance par les sondages ? Cela peut fortement y ressembler même si ce n’est pas nouveau, car la plupart des Présidents de la République ont gouverné en slalomant entre les nécessités et les sondages. François Hollande est néanmoins, en tant que grand manœuvrier et tacticien politique professionnel, l’un des champions de la gouvernance par les sondages.
La grâce présidentielle pour Jacqueline Sauvage, condamnée deux fois par le jury populaire de deux cours d’assises à dix ans de réclusion criminelle pour "meurtre aggravé", ce n’est pas rien, dont la dernière condamnation en appel remonte au 3 décembre 2015, est à cet égard éloquente. Pressé par quelques dizaines voire centaines de milliers de pétitionnaires et par un mouvement médiatique qui, s’il milite à juste titre contre la violence conjugale et familiale, nie complètement le principe même de la justice (on reconnaît l’État de droit, on reconnaît la nécessité de ne pas se faire justice soi-même), François Hollande, qui a reçu la famille de la condamnée à l’Élysée le 29 janvier 2016, n’a pas pu s’empêcher d’aller dans le sens du vent, et ce malgré sa très grande réticence à user de la grâce présidentielle, un résidu de l’époque monarchique.
La déchéance de la nationalité est aussi une mesure fort populaire, d’après les sondages. Pourtant, elle n’a vraiment pas sa place dans une révision de la Constitution, pas plus que l’état d’urgence n’a de raison d’être constitutionnalisée. Le calendrier parlementaire va encore être très affecté par la politique ultrasécuritaire de François Hollande : l’état d’urgence, prolongé le 20 novembre 2015 jusqu’au 26 février 2016 devrait être prolongé une nouvelle fois de trois mois par un projet de loi qui sera discuté au Sénat le 9 février 2016 et à l’Assemblée Nationale le 16 février 2016. Quant au projet de révision constitutionnelle ("projet de loi constitutionnelle de protection de la Nation" déposé le 23 décembre 2015), il sera discuté à l’Assemblée Nationale ce vendredi 5 février 2016 à partir 9 heures 30 (la discussion en première lecture s’étalera jusqu’au mercredi 10 février 2016).
Dans ce projet de loi constitutionnelle « présenté au nom de François Hollande par Manuel Valls et Christiane Taubira », avec les signatures de ces trois personnalités, deux articles sont proposés. Le premier vise à formaliser l’état d’urgence selon le modèle de la loi n°55-385 du 3 avril 1955 (« soit en cas de péril imminent d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur nature et leur gravité, le caractère de calamité publique »), à cela près que la loi fixera la durée sans indiquer de durée maximale (aujourd’hui, la prolongation ne peut excéder trois mois).
Et c’est une loi simple et pas une loi organique (qui serait passée forcément par la validation a priori du Conseil Constitutionnel) qui fixera les mesures administratives autorisées, en particulier : « le contrôle d’identité sans nécessité de justifier de circonstances particulières établissant le risque d’atteinte à l’ordre public (…) et, le cas échéant, visite des véhicules, avec ouverture des coffres » (il est loin le temps où il était question du récépissé du contrôle d’identité) ; « saisie administrative d’objets et d’ordinateurs durant les perquisitions administratives » ; « retenue administrative, sans autorisation préalable, de la personne dans le domicile ou le lieu faisant l’objet d’une perquisition administrative ».
Enfin, le second article propose ceci : « Une personne née française qui détient une autre nationalité peut être déchue de la nationalité française lorsqu’elle est condamnée pour un crime constituant une atteinte grave à la vie de la Nation. ».
Préparé par Matignon, un argumentaire de trois pages en six points avait été diffusé auprès des députés socialistes le jeudi 24 décembre 2015 afin de leur inculquer des éléments de langage particulièrement abêtissants (l’argumentaire regrette même qu’il n’est pas possible de créer des apatrides).
Pourquoi cette mesure de la déchéance de la nationalité ne me paraît-elle pas du tout pertinente ?
1. Inefficacité
D’une part, elle n’aura aucune efficacité. Elle est donc inutile. Personne ne peut imaginer un instant l’effet dissuasif d’une telle mesure sur un candidat au terrorisme, d’autant plus que celui-ci est prêt à en perdre sa vie. Alors, perdre sa nationalité française, il s’en moque totalement. Et même s’il ne s’en moquait pas, en quoi cela l’empêcherait-il de commettre un attentat en France ? On a vu que des Belges pouvaient tout aussi redoutablement les commettre sur le sol français. En quoi éloigner les terroristes serait-il un gage de sécurité ? Ne vaudrait-il pas mieux les avoir derrière les barreaux de prison française et les empêcher de commettre d’autres crimes ?
Rien que ce premier argument pose question sur l’intérêt de la mesure : si elle n’est pas efficace, à quoi sert-elle donc pour renforcer "la protection de la Nation" ?
2. Droit du sol et droit du sang : la nationalité ne se mérite pas !
D’autre part, même si elle était efficace, je m’y opposerais pour une raison simple : en considérant qu’être Français se mériterait, nous changerions de République. La nature de la République. Nous ne serions plus comme la République française a toujours été depuis la Révolution française. Nous serions dans un autre régime. Celui du droit du sang exclusif et plus du droit du sol.
Considérer que la nationalité française est conditionnée au mérite (celui de ne commettre aucun crime), c’est remettre en cause l’ensemble du creuset républicain tel que les pères fondateurs de la république l’ont imaginé, et cela au début de la IIIe République.
C’est surtout se demander pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Pourquoi remettre en cause la nationalité française aux seuls condamnés pour acte de terrorisme et pas aux autres, tout autant affreux : les condamnés pour meurtres, pour viols, pour pédophilie, pour… que sais-je encore ? Pourquoi mettre une hiérarchie dans l’horreur ? Pourquoi considérer qu’un assassin d’enfant après viol pourrait rester français et pas un complice d’un acte de terrorisme ? Et en quoi la nationalité a à voir avec les crimes ?
3. Partition du peuple français
Enfin, troisième raison de fond, c’est qu’en retirant la nationalité française aux seuls binationaux, on créerait une véritable partition de la Nation française, entre ceux qui n’ont qu’une seule nationalité (qui auront le privilège de rester toujours français) et ceux qui en ont deux ou plus.
Rappelons que certaines nationalités sont automatiquement attribuées à l’étranger dès lors qu’il y a un droit du sang et pourtant, la personne pourrait être née, et vivre en France. Par ailleurs, ceux issus d’un couple mixte, de deux nationalités différentes, ont forcément deux nationalités et c’est heureux. Certains rares pays interdisent la double nationalité et imposent de choisir, c’est le cas de la Chine en particulier.
4. "La déchéance pour tous" ?
Le mardi 5 janvier 2016, d’ailleurs, à ma grande stupeur, les hiérarques du Parti socialiste avaient cru contourner la difficulté : puisque c’est comme ça, permettons la déchéance de la nationalité à tout le monde, y compris le mono-nationaux, et tant pis si la France crée des apatrides. Il faut rappeler que ces ingénieux responsables politiques venaient de découvrir que la France n’avait pas encore ratifié une convention internationale interdisant justement de rendre des personnes apatrides, qui est contraire aux droits humains les plus élémentaires puisque ceux-ci ne peuvent se concevoir que lorsque la personne appartient à une nation (vers quel État se tourner pour garantir ses droits si la personne n’appartient à aucune communauté nationale ?). Faudrait-il évoluer vers …"la déchéance pour tous" ?
Cette proposition complètement extrémiste qui prévoyait un mal supérieur contre un mal initial a été immédiatement démentie par le Premier Ministre Manuel Valls.
Le journaliste Daniel Schneidermann, dans son éditorial du 6 janvier 2016, a été en tout cas sans complaisance contre ces pyromanes de l’esprit républicain : « En attendant de "créer des apatrides", on crée des mots, des mots déprimants, glaçants, stérilisants, des mots qui colonisent tranquillement les esprits : dégradations républicaine, indignation nationale, mort civile, humiliation publique, et la fameuse déchéance, avec ses déclinaisons-variantes, "déchéance de citoyenneté", "déchéance de certains attributs de la nationalité", des mots qui, heures après heures, n’en finissent pas d’ensevelir ce que nous rêvions d’être. En attendant, demain, le bagne pour tous, le pilori pour tous, la torture pour tous, strictement encadrés par la loi, validés par le Conseil d’État, et parfaitement démocratiques. ».
5. Une énième manœuvre électoraliste de François Hollande
Parlons maintenant du contexte politique, car c’est bien de lui qu’il s’agit. Le député LR d’Auxerre Guillaume Larrivé l’avait bien expliqué le 4 janvier 2016 sur LCP : pour lui, cela ne lui paraît pas anormal d’exclure de la communauté nationale des personnes prêtes à s’en prendre ou qui se sont prises à la nation elle-même par leur participation avérée à des actes de terrorisme. En revanche, il convenait que cela n’aurait aucune efficacité et que le débat est donc inutile alors qu’il y a des sujets bien plus brûlants pour assurer la sécurité de la population.
Cette inutilité était également rappelée par Alain Juppé le 3 janvier 2016 : « Ce n’est pas une réforme utile. Son efficacité sera faible, voire nulle. Elle ne permettra pas de prévenir de nouveaux actes terroristes, elle ne dissuadera aucun djihadiste de se faire sauter. » ("Journal du Dimanche").
On aurait pu croire que la politique sécuritaire de François Hollande était dictée par son Premier Ministre Manuel Valls. En fait, il semblerait que pour cette mesure-là, ce ne soit pas le cas. Au contraire, trop soucieux de l’équilibre au sein du PS et de son positionnement trop axé à droite, Manuel Valls était largement défavorable à la déchéance de la nationalité qui va l’obliger à encore batailler contre son aile gauche.
Cette mesure vient évidemment de François Hollande lui-même qui n’est pas à une incohérence près. Rappelons-nous qu’il y a quelques mois, il renouvelait son souhait irréalisable (heureusement) de donner le droit de vote aux étrangers, ce qui aurait dénaturé le principe même de la citoyenneté française. Au lieu de cela, voici qu’il souhaite retirer la nationalité aux "méchants" !
C’est une mesure phare du Front national. En l’adoptant, l’Élysée légitime évidemment toute l’idéologie du FN, mais là, ce n’est pas nouveau. Insidieusement, François Hollande n’a fait que poursuivre sa tendance naturelle. Le but ? La manœuvre, pourtant à la ficelle grossière, d’enfermer le débat public dans un clivage entre l’Élysée (c’est difficile de dire le PS) et le FN. Et laisser croire qu’il n’y a plus d’espace politique entre les deux. Objectif : atteindre le second tour de l’élection présidentielle de 2017. Pour François Hollande, son intérêt électoral vaut bien de sacrifier quelques principes essentiels de la République française.
Les responsables de l’opposition républicaine (LR, UDI et MoDem) se retrouvent ainsi confrontés à la fois à une manœuvre présidentielle et à la dictature des sondages qui confortent François Hollande sur ce sujet. Soit ils s’opposent et dans ce cas, on pourrait les traiter de laxistes. Soit ils approuvent (ce qu’ils semblent vouloir faire), et dans ce cas, ils foncent droit devant dans un grossier piège qui se refermera dans quelques mois : « C’est un coup politique de François Hollande pour semer de la confusion dans le débat. De ce point de vue, c’est plutôt réussi ! Mais dans un moment où notre pays a besoin d’unité et d’apaisement, c’est un acte de mauvais gouvernement. » (a diagnostiqué Alain Juppé le 3 janvier 2016).
En remettant en cause le droit du sol et en légitimant les propositions les plus extrémistes du FN, François Hollande porte atteinte au fondement de la Républiuqe française et assume une responsabilité grave sur les résultats électoraux prochains, à force de jouer avec le feu. S’en rend-il compte seulement ?
6. Ceux qui s’opposent à la déchéance de la nationalité
Peu de monde sur l’échiquier politique semble avoir le courage de s’opposer ouvertement à cette remise en cause des principes républicains, car tout le monde est tétanisé à la fois par les attentats de 2015 et par une "opinion publique" qui voudrait une protection maximale. Seule, l’extrême gauche semble clairement exprimer son opposition. Je dis "l’extrême gauche" car la supposée "aile gauche" du PS ou même, les "frondeurs" (le sont-il vraiment ?) tels que Martine Aubry, Benoît Hamon, ou même Jean-Luc Mélenchon sont plutôt timorés dans ce combat.
Quelques personnalités dites de gauche aussi s’y opposent mais n’ont plus aucune influence politique, comme Pierre Joxe. Chose curieuse, d’ailleurs, beaucoup font référence à la gauche pour s’y opposer, considèrent que le "peuple de gauche" devrait s’opposer à tout ce qui partitionnerait le peuple français. Oxymore ? incohérence ? Ne remarque-t-on donc pas que chaque fois qu’on parle de ce mythique "peuple de gauche" (qui a d’ailleurs parfois évolué jusqu’au FN), on partitionne aussi ce même peuple français ?
S’opposer à la déchéance de la nationalité pour ceux nés français, ce n’est pas être de gauche, c’est simplement être républicain.
7. L’opposition de Christiane Taubira
On pourra alors s’étonner que l’ancienne Ministre de la Justice Christiane Taubira a quand même signé le 23 décembre 2015 le projet de loi constitutionnelle en question. Parallèlement, elle a rédigé un livre d’une centaine de pages pour exprimer son point de vue que je trouve, malgré cette incohérence de façade (qui a été éliminée dès lors qu’elle a effectivement démissionné le 27 janvier 2016), très pertinente.
Ce livre ("Murmures à la jeunesse") est sorti dans les librairies ce lundi 1er février 2016 à 40 000 exemplaires, imprimé dans le plus grand des secrets, juste avant le débat parlementaire. Seul François Hollande en avait reçu un exemplaire le 22 janvier 2016, quand tout avait été déjà imprimé (en Espagne de manière anonyme, ce qui n’honore pas son patriotisme).
L’argumentaire de Christiane Taubira est à la fois bien tourné et évident : « Osons le dire : un pays doit être capable de se débrouiller avec ses nationaux. Que serait le monde si chaque pays expulser ses nationaux de naissance considérés comme indésirables ? Faudrait-il imaginer une terre-déchetterie où ils seraient regroupés ? ».
Et elle ajoute (citée par "Le Monde" du 1er février 2016) : « À qui parle et que dit le symbole de nationalité pour les Français de naissance ? Puisqu’il ne parle pas aux terroristes (…), qui devient, par défaut, destinataire du message ? Celles et ceux qui partagent, par totale incidence avec les criminels visés, d’être binationaux, rien d’autre. (…) C’est à tous ceux-là que s’adresse, fût-ce par inadvertance, cette proclamation qu’être binational est un sursis. Et une menace : celle que les obsédés de la différence, les maniaques de l’exclusion, les obnubilés de l’expulsion feront peser, et le font déjà par leurs déclarations paranoïaques et conspirationnistes, sur ceux qu’ils ne perçoivent que comme la cinquième colonne. ».
Thomas Wieder, rédacteur en chef au journal "Le Monde" explique d’ailleurs ce lundi 1er février 2016 : « Le texte de Christiane Taubira est un acte politique fort, et sans doute inédit, écrit par une ministre en exercice dont on imagine mal, à sa lecture, qu’elle ait pu envisager un seul instant de pouvoir rester au gouvernement après l’avoir publié. ».
Associée un peu trop durablement au mariage gay, Christiane Taubira peut devenir, par ce petit livre, la porte-parole talentueuse des opposants à l'extension de la déchéance de la nationalité.
La déchéance de la nationalité, l’aubaine de Marine Le Pen
Cette révision constitutionnelle est une véritable aubaine pour amplifier les échos d’une future candidature de Marine Le Pen à l’élection présidentielle. En justifiant quarante-trois ans de programme de l’extrême droite par simple tactique politicienne, François Hollande devient le fossoyeur de l’esprit républicain français. En ce sens, il ne vaut pas mieux que celle dont il encourage et promeut les idées jusqu’aux actes.
Parlementaires, réveillez-vous !
Quant aux prolongations successives de l’état d’urgence, c’est un véritable piège pour le gouvernement, et il faudra bien revenir un jour à l’État de droit, où le juge aura son contrôle sur la police. Et le plus rapidement vaudrait mieux même s’il est difficile de savoir l’utilité d’une telle prolongation. Si cela peut détruire des filières djidhaistes, c’est toujours cela de pris mais il ne faut pas évoluer vers un système qui n’est pas le nôtre, sous peine de donner raison à titre posthume à tous ces terroristes qui combattaient justement notre République et le principe de liberté et de droit. Comment imaginer qu’une campagne présidentielle puisse se dérouler sous état d’urgence ?
En revanche, constitutionnaliser l’état d’urgence n’a aucun intérêt sinon celui de s’agiter devant le peuple pour dire que le gouvernement fait quelque chose, mais cela n’empêchera hélas aucun nouvel attentat de se commettre.
Quant à la priorité de la lutte contre le chômage, il faudra sans doute repasser l’année prochaine…
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (3 février 2016)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
La déchéance de la République ?
L’annonce de la déchéance de la nationalité (23 décembre 2015).
La démission de Christiane Taubira (27 janvier 2016).
François Hollande sécuritaire (16 novembre 2015).
Loi n°2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement.
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