La société de l’écart-type
Ecart-type : l’écart-type est la mesure de dispersion, ou étalement, la plus couramment utilisée en statistique lorsqu’on emploie la moyenne pour calculer une tendance centrale. Il mesure donc la dispersion autour de la moyenne (article Wikipedia).
Or, paradoxalement, on pourrait se demander si Fukuyama n’avait
pas raison - à son corps défendant - en annonçant non pas la fin de l’histoire,
mais la fin d’une histoire, celle du capitalisme telle qu’elle s’était déroulée
depuis le début du XIXe siècle. Cette histoire du capitalisme dans les sociétés
occidentales au cours de cette période, on pourrait la caractériser en parlant
d’histoire de société de la moyenne. Pendant des décennies, l’ensemble des membres de ces
sociétés ont connu une amélioration constante de leurs conditions de vie, caractérisée
par une évolution positive et permanente d’un certain nombre d’indicateurs : hausse
de l’espérance de vie, augmentation du pouvoir d’achat et des revenus, accès démocratisé
à l’éducation et à la santé, diminution de la pénibilité du travail... Dans ce
paradigme, les inégalités existaient et pouvaient temporairement se creuser,
mais leur perception était tempérée par deux facteurs : la certitude d’une amélioration
de son sort au fil du temps, et la conviction que ses enfants bénéficieraient à
leur tour d’un avenir meilleur. Par ailleurs, il existait un continuum social
entre les différentes couches de la population, et l’on pouvait penser que le
passage - toujours ascendant - sur l’échelle sociale était possible, voire
probable, et que de proche en proche, on pouvait d’ailleurs atteindre « les
sommets ». Si la situation d’un individu ou celle d’un groupe s’améliorait, il était
quasiment certain que celle de l’ensemble du corps social faisait de même, et réciproquement.
La meilleure représentation des individus ou des groupes composant une société pour
mesurer des phénomènes quantitatifs était alors une courbe, ou une droite - figure
linéaire, continue, sans rupture -, et la moyenne (la moyenne est une manière de
représenter un ensemble de valeurs avec une valeur unique) était un indicateur
pertinent pour évaluer les fluctuations de ces phénomènes. Utiliser le PNB par
habitant, un taux de scolarisation global, ou encore un taux d’emploi moyen était
signifiant pour appréhender et décrire une société. Ces moyennes arithmétiques
utilisées comme descripteurs de la réalité représentaient de façon métonymique l’essor
des classes moyennes, principales composantes et figures actives de ces sociétés
capitalistes occidentales. La société de la moyenne était une société des
classes moyennes.
Notre intuition est que, depuis une vingtaine d’années, cette
société de la moyenne n’existe plus ; sous l’effet de nombreux changements qui
ont été abondamment décrits par ailleurs - phénomène de mondialisation et de
globalisation, avènement d’un capitalisme financier dérégulé, accélération des
problématiques de mutation technologique - et qui font l’objet d’une critique
au travers des mouvements dits altermondialistes, nous avons basculé dans la
société de l’écart-type. Ici, nous sommes désormais en présence de phénomènes de
rupture, de dispersion accrue, de non-linéarité dans la représentation
graphique des individus. La société ne peut plus être décrite par une fonction
continue, mais par des nuages de points comme éclatés sur toute la surface du
spectre social. Dans cette société de l’écart-type, les anciennes certitudes ont
disparu : mon sort ne s’améliorera pas forcément, et celui de mes enfants non
plus ; en outre, la notion de continuité dans l’espace social, avec ses promesses
de progression, tend à disparaître, et je suis comme assigné à résidence dans ma
position sociale de départ. Dès lors, les inégalités ne reculent plus - par
exemple, alors que la population pauvre en France est passée de 15% en 1970 à 7,6%
en 1984, elle s’est stabilisée autour de 7% depuis... voir La documentation française,
de même que le coefficient de Gini, qui mesure l’ensemble de la disparité des
revenus, augmente dans de nombreux pays de l’OCDE depuis le milieu des années 1980,
voir OCDE, notamment la troisième feuille de calcul). La moyenne n’est plus
alors un indicateur pertinent pour décrire nos sociétés, car son évolution cache
des disparités très fortes au sein de sous-groupes. La richesse globale d’un
pays et le PNB par habitant* peuvent par exemple augmenter, mais une infime
proportion de la population en bénéficie réellement (voir, par exemple, l’évolution
contrastée de la répartition des revenus ou du patrimoine aux USA, ou encore d’autres
données sur le sujet à partir des données du US Census Bureau). De même le chômage
peut-il reculer, mais sa réduction masque des disparités importantes au sein de sous-ensembles
(plus de 50 ans, jeunes, femmes...). La moyenne, symbole de cet ancien
capitalisme, devient alors impuissante, et inopérante pour représenter ce nouveau
monde. En effet, la société de l’écart-type est une société de la dispersion, où
le contact entre les individus tend à se dissoudre - même dans sa formalisation
graphique-, où le lien s’étire sans cesse, où les groupes s’atomisent, se
fragmentent, et où les anciennes représentations sociales n’ont plus cours,
notamment avec la désagrégation des classes moyennes.
Une traduction concrète de ce changement est par exemple
fournie par Robert Reich (voir, par exemple, son article : « The new rich rich gap », du
Newsweek du 28/11/2005 - lien non disponible), ancien secrétaire d’Etat américain du travail et professeur d’économie, dans sa description de la division
mondiale du travail, avec notamment l’émergence d’une classe transnationale de « manipulateurs
de symboles ». Cette classe élitaire (une caste ?), formée par les cadres
dirigeants de grandes sociétés, les avocats ou banquiers d’affaires, n’est plus
rattachée à une origine géographique ; elle se caractérise par des effets de réseaux - fréquentation des mêmes MBA, des mêmes clubs, aéroports-, une
concentration extrême de pouvoirs et de richesses, une culture de type managériale
(et anglo-saxonne). Ce sont quelques points dispersés dans le panorama social,
inaccessibles et lointains pour l’immense majorité des populations, même pour
ceux qui sont des « manipulateurs de symboles », mais à l’échelle nationale, et
Reich, en utilisant le mot gap (fossé) est tout à fait juste. La société de l’écart-type,
en dissolvant les anciennes appartenances, notamment territoriales, est une
société de pertes des repères.
Si notre analyse est juste, la première chose à faire est de
renoncer à nos indicateurs, si typiques de la société de la moyenne. En
continuant à appréhender le réel avec de mauvaises lunettes, nous ne pourrons ni
le comprendre, ni le modifier. Ce qui s’énonce bien se conçoit clairement. Ainsi,
la semaine dernière, le rituel mensuel habituel autour de la publication des
chiffres du chômage avait quelque chose de surréaliste, alors que tout le monde
sait que ce chiffre est un constat d’enregistrement bureaucratique et se révèle
inopérant pour mesurer l’exclusion globale du monde du travail et les forts écarts
entre populations dans ce rapport au travail. Forger de nouveaux outils pour
appréhender ce qui nous entoure est donc fondamental.
Enfin, à moyen terme, il convient de s’interroger sur les conséquences
d’une société de l’écart-type qui continuerait à se développer sans garde-fou : à
long terme, elle conduirait sans doute à une société totalement atomisée, encore plus
individualiste, où le politique n’aurait donc plus de prise car aucune représentation
sociale commune ne pourrait plus être partagée. En somme, une société de l’anomie,
avec ses promesses de révoltes et de violences, ou encore un monde sans pitié.
* Les références utilisées renvoient le plus souvent à des données sur les revenus ; on peut considérer que ces données sont corrélées de façon positive avec d’autres variables socio-économiques citées (espérance de vie, accès à l’éducation, à la santé, aux loisirs...).
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