La solitude de l’électeur dans l’isoloir
Les dés sont jetés.
Voilà l’instant crucial qui se présente à lui. Le brave électeur, soucieux de faire son devoir civique, se présente dans son bureau de vote qui, pour son malheur, se tient en plein secteur réactionnaire. Il a bien pris soin de préparer sa carte d’électeur : cet étrange petit objet en carton qui parfois lui brûle les doigts. Il s’interroge sur la nécessité de recevoir à chaque scrutin un nouvel exemplaire de la chose, comme s’il fallait se montrer dispendieux ou bien effacer les éventuels manquements à ce devoir, les fois précédentes.
Il a reçu également les bulletins des candidats qui se présentent à son choix, chez lui. Mais pourquoi donc un tel gaspillage, puisque dans le bureau même, se dressent onze piles de petits papiers semblables ? Il y a loin du discours sur les économies, l’écologie, et la pratique étrange de ce rituel, dévoreur de papier. Notre homme ne sait sur quel pied danser : prendre un seul bulletin ou bien, ostensiblement, en saisir deux ou trois pour marquer, aux yeux du scrutateur, ses préférences idéologiques.
Il a été saisi par l’ambiance dans son bureau. Si le vote est un devoir, cela ressemble aussi à un pensum. Il est accueilli comme un chien dans un jeu de quilles : on le regarde de travers, un silence pesant règne en ce lieu. Des mines austères sont installées derrière les tables et l’urne, ici, est le rendez-vous des gens graves, sérieux et dignes, importants et bien-pensants. C’est à vous décourager ; on devine que l’endroit aimerait être sacralisé par un prêtre en soutane.
Notre homme était pourtant d’humeur joyeuse. Il avait fait un choix en conscience qu’il espérait porteur de lendemains qui allaient chanter. Surpris par le climat polaire de l’endroit, son ardeur est soudainement refroidie. Les réactionnaires sont dans la place ; ils ont pris possession du bureau pour quelques mystérieux desseins. L’électeur, qui n’a pas encore voté, se surprend à vaciller du côté de ses convictions. Le vote utile, ce mystérieux syndrome de la dernière minute va-t-il le prendre à son piège ?
Il a reçu sa belle enveloppe bleue, signe indubitable qu’il a le droit de s’exprimer. Il a pris quelques bulletins et entre enfin dans l’isoloir. Il s’amuse à constater que, comme les toilettes de nos écoles, ce petit cagibi de la conscience civique laisse entrevoir le bas des jambes et les chaussures. Qui donc irait imaginer batifoler dans cet édicule ridicule ? Il a tiré le rideau et c’est curieusement à cet instant précis que va se dérouler la scène capitale, sans le moindre spectateur.
Depuis quelque temps, il a fanfaronné, pris position contre les uns et pour quelques autres. Il s’est fendu de remarques assassines, il a écrit sur la toile des textes non équivoques, il a défendu un champion, pourfendu des choix divergents. Il a tenu des propos indélicats vis-à-vis de ceux qui défendaient d’autres options. Le secret du vote n’avait, si on l’écoutait alors, plus aucune raison d’être. Il s’est affiché sans honte et sans rigueur citoyenne.
Dans sa guitoune, il réfléchit, il doute, il macère... L’heure est grave, son geste peut changer la face du monde ou, à défaut, celle de son pays. Il doute, il n’est plus certain de sa détermination affichée. Il entend le champ des sirènes, des Cassandre de la raison électorale. Il veut être certain de faire le bon choix : il se fait son petit sondage avant l’urne en comptant les bulletins laissés là à l’abandon. Est-ce significatif ? Il n’en sait rien...
Les quelques temps forts de la campagne défilent dans sa tête. Dehors, on s’impatiente, on tousse, on piétine ; quelques remarques se font entendre. D’autres sans doute ont plus de certitudes que lui. Il soupèse, calcule et finit par se décider d’un coup de tête ou bien de dés, de raison ou bien de passion : qu’importe, c’est là son secret et la raison d’être de cette petite cabine d’essayage pour tous ceux qui ne se font pas offrir des costumes sur mesure.
Il a plié le bulletin dans la belle enveloppe. Pour les présidentielles c’est plus facile que pour les municipales. Il se fait la remarque que la taille de l’enveloppe n’est pas proportionnelle à la grandeur de la feuille qu’on doit y glisser. Une nouvelle aberration dans ce système obsolète. Il s’amuse de se remémorer son pliage grossier lors du dernier vote et la forme ventrue de son enveloppe avant qu’il ne la glisse dans l’urne.
Il sort, soulagé de s’être déterminé. On le fusille du regard. C’est sans doute annonciateur de la nuit des longs couteaux qui risque d'advenir en cas de victoire de camps revanchards, haineux ou bien crapuleux. Il se doute que ce bureau n’est pas représentatif de la diversité électorale. Il vote en terre de Réaction ; il a désormais hâte de quitter cet air vicié.
Il faut encore passer devant ceux qui tiennent la plus haute fonction. L’accueil est polaire, les regards torves. Il se doute que ses propos publics ont été entendus par quelques membres de ce si digne aréopage. Le président, debout derrière l’urne, cherche une erreur entre l'identifié et le numéro de carte : ce serait si bien d'empêcher de voter ce drôle de citoyen, même pas paroissien ! Rien à faire : il faut consentir à lui octroyer ce droit. À contre-cœur, après les formalités d’usage, la phrase rituelle est prononcée : « A voté ! »
Le pauvre garçon signe, émarge comme il convient de dire. Est-ce son arrêt de mort ? Il se pose la question en se rappelant qu’il a promis d’envoyer à la préfecture sa carte d’électeur si les deux mis en examen sortent qualifiés pour le second tour. Il sort de l’endroit ; il devine aisément que les boutiquiers sont les tenants de l’un et de l’autre. Il se fend quand même d’un « Au-revoir » à la Giscard. Ce sera peut-être son dernier bal !
Citoyennement vôtre.
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