La démocratie implique le débat public. Les décisions communes résultent de la confrontation des idées, via les discours, via toutes sortes d’institutions sociétales qui permettent d’exposer, de montrer, de publier des discours. La République est l’institution de cette résultante dans une décision unique qui ne clôt pas le débat : pendant que le pays prend la direction choisie à la suite de la confrontation des idées, la confrontation des idées continue. L’institution de la démocratie républicaine n’éradique pas le mal, elle en organise une certaine régulation. Encore faut-il que l’institution démocratique soit en pleine activité et ébullition. Et pour cela, il faut considérer le point de vue de l’autre comme un cadeau et non comme une condamnation de sa propre pensée ou de sa propre personne. Ce n’est vraiment pas facile, il faut beaucoup de vertu. Autrement dit, la démocratie est le moyen, et la mentalité, de supporter tous les points de vue, même les plus inacceptables. Et c’est là que le bât blesse.
Une certaine idée de la République a fait monter l’idée que certaines idées n’étaient pas acceptables a priori. Dans certains domaines, nous ne trouvons pas la ligne directrice au terme d’un débat permanent entre les idées contradictoires, nous interdisons l’expression de certaines idées, les déclarant liées au mal. Nous quittons l’institution démocratique pour une institution, locale, tyrannique, établie par la démocratie, certes, et qui continue à porter ce nom, mais qui rompt avec le principe. Tout se passe comme si nous voudrions une démocratie a priori dans laquelle ne s’expriment que les bonnes idées, du côté de l’universel, du social, de la tolérance… ou nous ne pouvons discuter qu’après avoir interdit certaines idées. La démocratie n’est pas le bien parfait et s’exprimer dans la démocratie n’est pas l’obligation d’exprimer ce bien parfait. La République n’est pas la promotion de l’intérêt général qui comprendrait l’obligation de n’exprimer que l’intérêt général. Une certaine idée de la République a fait créer l’interdiction de dire certaines paroles, jugées à a priori, incompatibles avec l’idée de l’intérêt général.
Nous avons créé ou laissé créer des lois de répression envers certaines idées jugées globalement néfastes. C’est-à-dire que nous avons admis que nous avions raison, de façon absolue et définitive, universelle, sur certaines questions, et que nous avions le droit de les retirer du débat public. Nous avions le droit (et la puissance) de les retirer de l’histoire des idées.
Cette limitation du débat publique est une limitation de la démocratie qui en elle-même est anti-démocratique. Au contraire, nous n’avons le droit de ne refuser dans le débat que ce qui pousse à sortir du débat, du discours (du symbolique) : appel au meurtre, à la haine… à le faire cesser, le plus souvent par la force physique, et depuis quelques années par la loi. Le débat devrait être notre valeur absolue.
Les tenants de ces lois anti-paroles porteuses de mal s’étonnent sans cesse qu’elles ne fonctionnent pas et que certains s’obstinent dans leurs « erreurs » et leurs pratiques délétères. Nous n’avons pas la puissance d’obtenir l’arrêt des idées non-conformes, même quand nous mettons cet arrêt dans la loi.
La plupart de ces lois de contrainte sur le fond du débat démocratique essaie de protéger des groupes humains de l’ostracisme que la société fait peser sur eux. La même société qui édicte la loi. Incidemment, on crée ainsi deux types de groupes : ceux que la loi protège de la discrimination, et ceux que la loi ne protège pas. Juridiquement, on peut ne pas aimer les Bretons ou les chasseurs et en dire du mal, mais on ne le peut pas des homosexuels. Le même mouvement républicain prétend que la République s’est bâtie dans le refus des communautés. Et reconnaît néanmoins des communautés en voulant lutter contre les brimades qui les assaillent. Et ne reconnaît pas qu’elle reconnaît ces communautés. On peut parler des banlieues, (de façon métonymique, des banlieusards), à condition de les plaindre, de dire qu’ils n’ont pas le même bénéfice à la participation sociétale que les non-banlieusards… Mais on ne peut pas leur attribuer une participation, même minime, à leur malheur. Auquel cas on les « stigmatise », ce qui est interdit. C’est vrai pour toutes les minorités.
Dans cette aporie, on ne peut plus raisonner et analyser réellement nos difficultés sociétales. Par exemple, on a un débat pour savoir s’il faut constituer des statistiques ethniques. Compte-tenu du fait qu’on ne peut voir un aspect ethnique qu’à la compassion, à la plainte, aux problèmes, i e globalement au négatif et qu’on ne le peut pas pour le positif : diagnostics, propositions de solutions, mise en œuvre de ces solutions, évaluation de leur efficacité.... la société se démunit elle-même de sa capacité à se dire, à se comprendre, à se réparer, à s’auto-générer en permanence. En général, les solutions de substitution à cette impossibilité de dire le problème sont territoriales. Un exemple de détail dans ce type de problèmes : toutes les écoles se valent (caractère républicain de l’école) et il ne faut pas supprimer la carte scolaire car les catégories plus favorisées vont choisir les bonnes écoles. Il y a donc de bonnes écoles dans une institution scolaire strictement égalitaire. Les enseignants le disent : enseigner à Belleville et dans le XVIème n’est pas le même métier. Ce serait un effet du territoire, donc, mais ce n’est pas un effet géographique : ce n’est ni l’altitude ni le climat. On a le droit de dire que c’est social.
Si nous voulons reprendre un pouvoir politique commun sur nos vies, il faut quitter cette définition a priori des discours admis et se permettre d’appeler un chat un chat, se permettre toute liberté dans le débat. Si je me permets un slogan de type publicitaire : « Débattons ou des bâtons ».