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Accueil du site > Actualités > Citoyenneté > Le citoyen est-il un animal domestique ?

Le citoyen est-il un animal domestique ?

Je tiens aujourd'hui à vous parler d'un phénomène insolite qui s'opère depuis longtemps sur nos sociétés occidentales. Le titre sera peut-être suffisamment évocateur, mais je précise ma pensée : le statut de citoyen, durement acquis au fil de plus de deux cent ans de lutte maintenant, est menacé par la grande vague pantouflarde.

Donner au citoyen son domicile particulier comme seul fief et organiser une politique de divertissement, voilà ce dont j'accuse non seulement l'Etat, mais également le quatrième pouvoir et l'économie consumériste. Explications.

Un petit peu d'histoire en début d'article ne fait jamais de mal, et est même instructive. La démocratie en France s'est construite au rythme de l'efficacité des médias et de leur diversification. Lors de l'insurrection de 1830 à Paris, la décision de Charles X, sous influence ultra, de supprimer à nouveau la liberté de la presse fit des imprimeurs de la capitale les premiers révoltés des Trois Glorieuses. Par la suite, le XIX° siècle a vu l'avènement d'une presse meilleur marché et plus facile à diffuser, avec des journaux à l'allure divertissante (aux débuts de l'illustration), mais théâtre de violents débats politiques entre les gauches et les droites. Le monarchisme se mourrait et la République troisième du nom, malgré des archaïsmes résolus au XX° comme l'absence de suffrage féminin, nous a apporté l'instruction obligatoire et des chances d'ascension sociale tout simplement impensables pour d'autres pays aristocratiques à l'époque. Jusqu'à loin dans l'après-guerre, beaucoup de nos dirigeants étaient issus de classes moyennes voire modestes, et la professionnalisation n'avait pas encore aseptisé l'espace public.

Mais puisque l'on parle de l'après-guerre, venons-en aux médias modernes, autre élément qui explique le repli sur soi de nombreux électeurs. La presse écrite nécessite, vous êtes peut-être en train de l'expérimenter sur ces phrases interminables, un effort de concentration. Pour peu que l'information soit intéressante, elle provoque une réflexion, influencée bien sûr par notre culture et nos schémas, mais autonome malgré tout. L'instruction et la presse engagée, que l'on lit à tête reposée, favorisait selon moi un comportement adulte chez les citoyens. Non, voter n'est pas un acte suffisant, oui, la violence est nécessaire dans les débats politiques, plus encore à cette époque si on considère la classe moyenne et le consensus comme des constructions récentes. Dans cette époque de rationalisation de la politique, le premier média moderne à arriver est la radio. Elle représente la révolution du direct, de l'information sur le vif, de l'instantané. Ce dispositif libère en partie les politiques du discours rapporté des journalistes : ils peuvent désormais s'adresser directement aux citoyens, et le direct exige de nouvelles qualités. A la tradition oratoire s'ajoute le discours démagogique, c'est-à-dire compréhensible pour un cerveau en mode « économie d'énergie ». Peut-on imaginer un Reich ou une URSS sans l'art de la propagande en direct ? La radio devient un produit de consommation bon marché au succès foudroyant, bien qu'elle reste ouverte aux « reporters amateurs. »

Venons-en maintenant au symbole même de la politique-pantoufles. Aux ondes de la pensée unique. A ce que je considère comme la machine à démobiliser et à niveler la culture. En « retard » par rapport à l'Amérique déjà bipartite à l'époque, ce n'est que dans les années 1960 que les Français découvrent la télévision. Une innovation technique n'est jamais innocente. Le but de la télévision, en joignant l'image au son, est de devenir à la fois outil de divertissement et d'information. Mais, attendez deux secondes... Dans les années 1960, la République, sous l'impulsion du général De Gaulle, est justement devenue plus simple et plus lisible au premier abord. Certes, nous ne sommes pas encore à l'époque de l'UMPS, mais le personnage le plus potentiellement médiatique, le Président de la République, est devenu central. La culture de l'instantané qui se met en place, la politique-spectacle et « l'homme providentiel » deviennent les normes du nouveau jeu politique. C'est aussi l'arrivée de la société de consommation de masse, de la standardisation des modes de vie. On parle de « moyennisation », aussi bien dans le domaine économique que culturel. La culture des loisirs est arrivée pour acheter l'adhésion du consommateur au système, tout comme le spectacle politique est là pour occulter les débats violents, qui semblent disparus avec l'accroissement des biens matériels. Nous devons tout cela à la télévision, à la langue de bois de l'Inquisition Cathodique sagement installée dans nos salons.

Plus le gigantisme des médias s'affirme, moins le débat trouve sa place. Dans les années 1980, l’apparition des radio libres et surtout des grandes chaînes privées pouvaient laisser espérer des médias enfin responsables et hors de l'orbite de l'Etat. Effectivement, l'Etat en perdit, pour une grande partie, le contrôle... Et le rôle de la publicité s'accentua. La télévision donna la priorité au message marketing des politiques, au détriment de leurs idéologies, qui ne sont plus que de vagues teintes folkloriques ne pouvant nullement remettre en question le confort de notre mode de vie. Pendant que les « petits partis » restaient condamnés à faire de la figuration faute de véritable relais (une sorte de discrimination positive au nom de la diversité en somme), la personnalisation du pouvoir ne pouvait encore qu'augmenter. Quand bien même de nouveaux courants politiques naquirent à cette époque (des gauches et des droites alternatives, les écologistes, etc), ils furent, et sont toujours, sous-représentés dans les médias dominants alors qu'ils sont de formidables matrices d'idées nouvelles qui, en réalité, dérangent l'ordre politique établi. A l'heure de l'urgence de démocratie réelle (face à la finance) et d'économie réelle (face à la finance), les dogmes périmés du communisme et du libéralisme n'ont plus leur place, et pourtant ils nous servent toujours de repères mentaux. La gauche et la droite se vident de sens. Les citoyens indignés, dont vous faites peut-être partie, pressentent un immense non-dit dans les médias qui veulent nous faire croire à la fin de l'Histoire.

En fin de compte, je crois bien que j'ai passé les trois quarts de cet article à faire de l'histoire, pour vous faire passer le message qu'elle n'est pas finie. Mais que l'âge d'or de la béatitude télévisuelle est elle sur le point de l'être. Depuis vingt ans, l'ascension fulgurante d'Internet nous donne une chance d'accéder à des informations émancipatrices, de cliquer sur précédent pour aller voir un article contredisant celui-ci, avant que les commentaires ne s'enflamment. Admettons que cela nous élève davantage que le P+ ou P- de nos télécommandes. Le multimédia, le métissage de l'écrit, du son et des images peuvent réconcilier l'instantané avec la réflexion. La diversité des sources n'a jamais été aussi grande, et les seules limites au débat sont nos routines de surf que l'on peut toujours bousculer. Encore faut-il jouir d'un Internet libre et neutre, sans frontières ni barrières. Cet internationalisme est aujourd'hui menacé par les lois réactionnaires de SOPA, PIPA et ACTA qui voudraient imposer une odieuse infantilisation des internautes. Car nous nous sommes réappropriés l'information, et jusque là ils l'avaient. Parce qu'ils voudraient mettre fin au tumulte du partage au nom de la guerre contre le piratage, le terrorisme, ou je ne sais quel autre bon sentiment. Ils pourront toujours prêcher la culpabilisation, mais le cyberespace devient le placenta des nouveaux combats, l'an passé en a été un bel exemple. Je sais comment nos aînés voient ma génération élevée aux écrans, téléphones portables et autres jeux vidéos. J'espère les faire sourire en disant à tous qu'il faut rompre avec la culture de la passivité médiatique. Nous avons les moyens techniques d'avancer vers la démocratie, et il est urgent de se défaire des schémas qui brisent l'initiative. Le débat doit reprendre : n'oublions pas que les terres volcaniques sont les plus fertiles.

Pierre


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8 réactions à cet article    


  • Suldhrun Suldhrun 31 janvier 2012 14:32

    Certes oui , échapper au Cyclope , en déguisement de moutons .

    A toi d enfer l avec


    • Suldhrun Suldhrun 31 janvier 2012 14:40

      ! !!!!!
       je vous le dire


    • reprendrelamain reprendrelamain 31 janvier 2012 18:11

      @ l’auteur,

      article très intéressant, j’ai appris pas mal de choses et vous en remercie. Les visiteurs d’Agora sont beaucoup plus intéressés pour savoir si Mélanchon monte dans les sondages ou si le vote utile est de rigueur...
      « le cyberespace devient (-il) le placenta des nouveaux combats » belle formule et bon sujet pour le bac ou pour un prochain article...


      • easy easy 1er février 2012 01:36

        «  »«  »Donner au citoyen son domicile particulier comme seul fief«  »"

        Ca me parle.

        Mais comme ceux qui n’ont plus que leur domicile comme fiel ne réalisent pas ce que peut être un fief plus grand, je vais en donner un exemple.

        Quand j’étais jeune, je faisais partie des 300 personnes qui vivaient à l’année dans une station de sports d’hiver sortie de nulle part (genre La Plagne) Chacun de nous avait son domicile comme fief (où il ne se passait pas grand chose) + son commerce comme fief où il se passait beaucoup de choses, et la sation entière, pistes comprises où il se passait plein de choses et où chacun de nous avait un rôle à jouer.
        Chacun de nous se considérait responsable de l’ensemble et veillait à ce que les milliers de touristes s’y sentent heureux lors de leur passage. Bien entendu que nous aménagions notre commerce en conséquence, ça va de soi. Mais l’air de rien, sans atribution officielle, nous nous activions de mille manières à l’extérieur pour que tout se passe bien. C’était comme si, en plus de nos commerces, nous étions tous des GO non officiels d’un énorme Club. Comme nous avions un look sans doute particulier, comme nous nous connaissions et reconnaissions de loin, parfois rien que par la manière de skier, chacun de nous voyait les autres 299 sur les pistes et c’est incroyable comme par magie, nous nous comportions de manière responsable.
        Même avant les GSM, nous étions capables, en nous relayant de diverses manières de faire passer extrêmement vite une alerte d’une vallée à une autre en passant par les crêtes. Comme si nous étions des bergers de touristes et tout ça, je le répète, sans aucune fonction officielle. 
        Pas question pour aucun d’entre nous de passer à côté de quelqu’un en détresse sans le secourir. Pas question de passer à côté d’un gant égaré sans le ramener. Pas question de ne pas participer à la retraite aux flambeaux, aux recherches après avalanches.

        Et le soir venus, dans nos bars, dans nos piano-bars, dans nos restaurants et crêperies, nous discutions de notre domaine entier, des accidents, des couloirs qu’il fallait surveiller, des messages qu’on devait faire passer (jamais nous ne parlions de ce qui se passait en dehors de la station. On aurait pu changer trois fois de Président de la République, nous ne l’aurions pas su)
        C’est étrange quand j’y repense.

        Et pour chacun de nous, notre fief était donc la station entière avec ses mille et une fonctions et organes, avec des milliers de gens à prendre en charge avec le sourire bronzé jusqu’aux oreilles.


        • Jonathan Moadab L’Incorruptible 1er février 2012 12:07

          Bonjour, bravo pour votre article, et bienvenu sur AgoraVox ! 

          N’hésitez pas à lire ce très intéressant article de George.


          • OUI MAIS DOMESTIQUES DES BANQUES car surendettés pour le prix d’un repas a l’elysée on

            pourrait NOURRIR 15000 SDF PENDANT UNE SEMAINE.

            SALAUDS.AFFAMEURS DU PEUPLE.................BANKSTERS


            • ZARASUD ZARASUD 8 février 2012 08:12

              Excellent article de synthèse qui démontre que notre comportement dépend fondamentalement d’une structure neurocentrale ( le cerveau préfrontal ) dont la tendance est de nous faire fonctionner « en mode économique ».

               EXPLICATIONS :

              - 1- En fait... et c’est là qu’est le problème... et sans entrer dans la hiérarchie ontogénétique de notre système nerveux central, il faut savoir que ce cerveau préfrontal n’a réellement que 100.000 ans d’existence fonctionnelle réelle.


              - 2- Ce cerveau préfrontal gère une grande partie de nos comportements psycho-affectifs, culturels, techniques….. mais malheureusement il est facilement formatable .... ce qui veut dire influençable.



              - 3- L’article démontre très bien point par point la « domestication » de l’animal humain.



              - 4- Cette étude « que l’on pourrait qualifier de phylogénétique » car elle est longitudinale ( au plan spatio-temporel ) met en lumière le fonctionnement en "mode asservi "de nombreux de nos concitoyens.

               

              Nous sommes encore très loin d’une conscience individuelle hautement critique…. Tout simplement parce que notre maturité neurocentrale n’est pas encore acquise…. Ça laisse beaucoup de marge de manœuvre à toute une population de dirigeants avident d’argent et de pouvoir.


              • Nina888 14 février 2012 13:15

                Je suis répugné par les lobby mais la solution est si simple :
                Se débarasser de l’argent actuel ...

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