Le premier parti de France, c’est la servitude volontaire
Le Lecteur ne le sait peut-être pas encore, mais les Européennes (comme toutes les élections, d’ailleurs) ne font que révéler une constante : ce système qui nous opprime, on l’aime bien quand même ! Ainsi, le premier parti de France n’est ni le Rassemblement National ni La République En Marche…
Tout d’abord un peu d’histoire des idées. Étienne de La Boétie (1530-1563) écrit vers ses dix-huit ans un court pamphlet, décapant, sur fond de révoltes fiscales (1548) dans le sud-ouest de la France (un contexte qui rappelle un peu le mouvement des Gilets jaunes). Le roi de l’époque, Henri II, réprime le mouvement, notamment à Bordeaux, en s’appuyant sur un magistrat brutal : le connétable de Montmorency.
Discours de la servitude volontaire en ligne :
https://www.singulier.eu/textes/reference/texte/pdf/servitude.pdf
Le jeune homme, qui deviendra lui-même juriste, observe la condition humaine avec une lucidité d’homme mûr. Mais le lecteur comprend rarement l’essentiel : l’homme de la servitude volontaire, probablement majoritaire, voire ultra-majoritaire, se situe bien au-delà de l’ignorance et de la lâcheté. Cela sous-entend que la servitude volontaire est un vice capital, premier, qu’on ne peut pas assimiler non plus à la crainte, toute légitime, de la répression.
Certes, La Boétie reconnaît que nous sommes souvent très lâches et très ignorants, ce qui laisse les coudées franches à l’ordre établi. Traduit en langage d’aujourd’hui : l’homme est spontanément naïf, désinformé par des médias orwelliens, formaté par l’ingénierie sociale ; au final, c’est un « bisounours » bobo-gaucho ou un « bourge » droitard bien-pensant. Ce qui revient au même. Ou, plus massivement, un individualiste qui se fout de tout, ce qui est encore pire. Cet homme, riche ou pauvre, diplômé ou pas, se voile la face en permanence, même lorsqu’il subit par malchance un échantillon des maux actuels.
Mais l’ignorance et la lâcheté ne sont que des conséquences, pas vraiment automatiques, de la servitude volontaire. Celle-ci est un vice bien supérieur à l’ignorance et à la lâcheté, un vice qui n’a même pas de nom, écrit La Boétie, et qu’on ne peut désigner que par un oxymore (servitude volontaire) ou par un mot qui laisse perplexe : le « malencontre ». En clair : une sorte de péché originel de la politique, d’où découlent tous les autres. Une sorte d’irrationnel causal : on ne peut guère expliquer sa présence, puisqu’il n’a pas de facteurs repérables. On ne peut qu’observer ses conséquences, évidemment dramatiques : lâcheté, tiédeur, paresse, aveuglement, bêtise, déni de réalité, immobilisme, ethnomasochisme, haine de soi, honte de soi, syndromes de Stockholm en tout genre… Mais pas seulement.
Car l’homme de la servitude volontaire peut très bien être brave ou intelligent. En ce cas, il mettra toutes ses ressources physiques ou intellectuelles au service du tyran, qui (déjà chez La Boétie) désigne moins un homme que tout un système de domination du plus grand nombre par le plus petit nombre, chacun d’entre nous étant à la fois oppresseur de l’échelon inférieur et opprimé par l’échelon supérieur. Quant aux hommes situés en bas de la pyramide, tout laisse à imaginer qu’ils se bouffent entre eux, même si le texte de La Boétie n’est pas explicite à ce sujet.
On trouve une idée proche, beaucoup plus tard, chez Ortega y Gasset : l’homme-masse peut être un savant surdiplômé ou un guerrier tenace. Ou même un oligarque. L’homme-masse n’est pas une catégorie socio-économique qui désignerait un prolétaire, un paysan ou, tout simplement, un pauvre. Du reste, il suffit d’ouvrir sa télévision pour constater la zombification totale de certains millionnaires ou milliardaires. Ce sont des héros de télé-réalité, avec juste un peu plus d’argent…
Pour en revenir à la servitude volontaire, elle caractérise même les gens les plus brillants. Nous en voyons probablement, dans notre entourage, des treize à la douzaine. Tel collègue, deux fois agrégé, qui joue les Trotski de salle des profs et qui se réjouit en secret d’avoir voté Macron. Tel autre, fin lettré, anarchiste de droite, connaissant grec et latin, qui finit par débiter des platitudes indignes d’un adolescent du genre : « Il faut positiver dans la vie. » Tel autre encore, bodybuildé à ne plus passer les portes, expert en arts martiaux qui, au final, n’a guère que des idées politiques à peine admissibles d’une fillette. Tel autre qui hurle à la révolution, mais qui a des sueurs froides à l’idée de lancer un jour de grève. Etc. Etc. Je gage que La Boétie a dû en observer du même type, et quel que soit leur camp, dans les révoltes fiscales ou même, plus tard, au début des guerres de religion (1562).
La France va très mal actuellement. Certains disent qu’elle est déjà morte – socialement et sociétalement – et je veux bien les croire. Mais cette mort, cette agonie, ce suicide, cela reste encore le désir le plus profond des masses. Comme le dit aussi Arnold Joseph Toynbee (1889-1975) : « Les civilisations ne meurent pas assassinées, elles se suicident. »
Et pour conclure en laissant la parole au jeune homme du XVI° siècle :
« Ce sont donc les peuples mêmes qui se laissent ou plutôt se font gourmander, puisqu’en cessant de servir ils en seraient quittes ; c’est le peuple qui s’asservit, qui se coupe la gorge, qui, ayant le choix ou d’être serf ou d’être libre, quitte la franchise et prend le joug, qui consent à son mal, ou plutôt le pourchasse. »
En clair, une victime consentante. Pire : une victime qui fait toujours davantage que n’en exige le pouvoir lui-même. Du reste, tout comme on a vu des aveuglés citer la caverne de Platon, j’ai personnellement connu des serfs volontaires qui se baladaient avec La Boétie dans la poche…
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